Par-delà les sentiers battus du progrès

24 février 2021   •  
Écrit par Finley Cutts
Par-delà les sentiers battus du progrès

Avec Proceed To The Route, la photographe mexicaine Tania Franco Klein explore la condition humaine à l’heure de la vie informatisée. Autoportrait en mouvement, l’artiste se place hors des sentiers battus et nous invite à l’interrogation existentielle.

« J’ai grandi dans l’une des plus grandes villes du monde. J’ai trouvé quelque chose de très particulier dans les campagnes : dans leurs sens du temps, dans leurs routines et dans leur atmosphère en général »

, raconte Tania Franco Klein, photographe née à Mexico. Une ballade nostalgique, un film rétro, ou bien un conte lyrique, sa série Proceed To The Route (« Poursuivre l’itinéraire », ndlr.) nous transporte dans un monde lointain, et pourtant si familier. Autoportrait en mouvement, l’artiste se met en scène dans des paysages désertiques, hors du temps et de l’espace, où tout le poids de l’univers semble reposer sur ses épaules. Nostalgiques et existentielles, ses images questionnent la place qu’on occupe dans un monde en transition, où pratiques modernes remplacent coutumes et traditions. « Je suis fascinée par ces lieux délaissés par le progrès et la gentrification – qui existent dans une situation intermédiaire de quasi-abandon. Pour ce projet en particulier, j’ai cherché à m’évader de la norme », poursuit-elle.

Échappatoire Kerouac-esque, la route devient la voie de l’évasion et de l’interrogation esthétique. Entre montagnes et déserts, le voyage apparaît comme thème central dans l’œuvre de Tania Franco Klein. Ici et là, voitures vintages et avions délaissés plantent le décor. Et dans ce voyage, stoppé en plein élan, on découvre une vision allégorique : l’homme face à la rupture technologique des temps modernes. « Je m’interroge sur la possibilité de quitter le train de la vie, et de se perdre pour la vivre réellement. Je me demande comment ne pas suivre les normes ? », explique-t-elle. Loin de proposer une réponse définitive, Proceed To The Route se présente comme un exutoire performatif où l’artiste échappe à sa propre vie. « C’est un essai réflexif sur le besoin constant d’échapper à mon chemin. Ma voix intérieure me dit quoi faire, qui je suis censée être pour la société – ce qui est en fait une construction sociale, avance-t-elle. C’est une fuite ultime de ce qu’on m’a dit de vouloir. Je m’échappe à moi-même ».

© Tania Franco Klein

À contre-courant

Si une carte est la représentation du territoire, alors internet est la représentation de la vie. « Proceed to the route », c’est la phrase prononcée lorsqu’on débute un trajet sur Google Maps et qui surgit comme un rappel dès qu’on emprunte un mauvais virage. « Les routes ont jadis façonné les chemins du progrès. Aujourd’hui, elles sont fréquentées par des passagers circulant à un rythme effréné, mais qui savent rarement où ils vont. Ils ont accès aux connaissances pour aller n’importe où, mais ne savent rien. Le progrès nous a dépassés, laissant un état de néant et de confusion dans nos réalités – où l’histoire défile plus vite que les secondes de l’horloge », explique la photographe. Comme une étude de terrain, ses images explorent les conséquences liées à la déconnexion dans un monde hyperconnecté : de la vie quotidienne, de nous-mêmes, et d’autrui. Chaque cliché est un tableau fabriqué de toutes pièces, qui explore la complexité psychologique des êtres qui peuplent ce monde. Manque, nostalgie, ennui, solitude… Les personnages que l’artiste interprète font face à l’aliénation suscitée par la tension trop grande entre le réel et le virtuel. Perdus au milieu de la campagne, ils vont à contre-courant dans un monde qui accélère – leurs esprits s’égarent, mais leurs corps résistent.

Au vide de la campagne en transition se reflète la figure du marginal qui ne trouve pas sa place en société. « Les vagabonds et les marginaux, qui connaissent tous cet état de néant, savent partager des moments privés dans les espaces publics. Ils sont un exemple clair de ces vestiges éphémères, surpeuplés et paradoxalement presque vides, de ces zones périurbaines », raconte Tania Franco Klein. Et c’est à la campagne, dans cet entre-deux, ni vraiment dans la nature, ni tout à fait à la ville, qu’on pense apercevoir un ancien mode de vie : un quotidien qui attend encore son abandon. Comme un hommage prématuré à ces lieux en perdition, la photographe met en lumière la simplicité qui en émane et reconnaît là une lueur d’authenticité dans une réalité de plus en plus informatisée. « Je rejetais l’idée de vivre en permanence dans ces endroits, mais en tant que passante, je ressentais une véritable nostalgie pour une vie que je n’ai jamais vécue, et pour ces lieux qui sont devenus caducs avec nos modes de vie capitalistes », raconte-t-elle. Avec Proceed To The Route, Tania Franco Klein ose s’embarquer dans un mauvais virage, et explore notre existence hors des sentiers battus par le progrès.

© Tania Franco Klein

© Tania Franco Klein

© Tania Franco Klein

© Tania Franco Klein

© Tania Franco Klein

© Tania Franco Klein

© Tania Franco Klein

© Tania Franco Klein

© Tania Franco Klein

© Tania Franco Klein

© Tania Franco Klein

Proceed To The Route © Tania Franco Klein

Explorez
Flower Rock : Ana Núñez Rodriguez verse des larmes d’émeraude
© Ana Núñez Rodríguez
Flower Rock : Ana Núñez Rodriguez verse des larmes d’émeraude
Aujourd’hui encore, l’extraction de cette pierre charrie de nombreuses croyances et légendes. C’est ce qui a captivé Ana Núñez Rodríguez...
Il y a 5 heures   •  
Écrit par Cassandre Thomas
BMW ART MAKERS : les dégradés célestes de Mustapha Azeroual et Marjolaine Lévy
© Mustapha Azeroual / BMW ART MAKERS
BMW ART MAKERS : les dégradés célestes de Mustapha Azeroual et Marjolaine Lévy
Le programme BMW ART MAKERS, initiative de soutien à la création, accueille cette année le duo d’artiste/curatrice composé par Mustapha...
30 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Dans l'œil de Gareth Phillips : le pin qui pleurait la Terre
© Gareth Phillips, Pinus Patula, The Mexican Weeping Pine, 2017
Dans l’œil de Gareth Phillips : le pin qui pleurait la Terre
Cette semaine, plongée dans l’œil de Gareth Phillips. L'œuvre du photographe tente notamment de répondre à l’urgence climatique qui hante...
29 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Les images de la semaine du 22.04.24 au 28.04.24 : vertiges paysagers
© Elie Monferier
Les images de la semaine du 22.04.24 au 28.04.24 : vertiges paysagers
C’est l’heure du récap‘ ! Cette semaine, les photographes mis·es en avant par Fisheye réinventent la photographie de paysage.
28 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Au Musée de la Femme, la photographie déploie son langage universel
© Camelia Shahat
Au Musée de la Femme, la photographie déploie son langage universel
Jusqu'au 31 octobre 2024, le Musée de la Femme de Marrakech accueille Photographie : le langage universel, une exposition imaginée avec...
Il y a 1 heure   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Flower Rock : Ana Núñez Rodriguez verse des larmes d’émeraude
© Ana Núñez Rodríguez
Flower Rock : Ana Núñez Rodriguez verse des larmes d’émeraude
Aujourd’hui encore, l’extraction de cette pierre charrie de nombreuses croyances et légendes. C’est ce qui a captivé Ana Núñez Rodríguez...
Il y a 5 heures   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Focus #72 : Mohamed Bourouissa esquisse les lignes de force d’une révolte
05:07
© Fisheye Magazine
Focus #72 : Mohamed Bourouissa esquisse les lignes de force d’une révolte
C’est l’heure du rendez-vous Focus ! Ce mois-ci, et en l’honneur de Signal, sa rétrospective, accueillie jusqu’au 30 juin 2024 au Palais...
01 mai 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les émeutes visuelles de Paul Van Trigt
© Paul Van Trigt
Les émeutes visuelles de Paul Van Trigt
Impliqué dans la scène musicale expérimentale depuis de nombreuses années, aussi bien avec ses projets MOT et IDLER qu'avec ses travaux...
01 mai 2024   •  
Écrit par Milena Ill