Écrivain et photographe, Amaury da Cunha nous propose de découvrir ses nouvelles images, qu’il met en relation avec des extraits de ses textes. Un parcours en toute liberté, où littérature et photographie dialoguent. Les photographies et textes de l’artiste sont à retrouver dans notre dernier numéro.
– Pourquoi fais-tu des photographies ?
– Pour faire entrer la vie dans l’objectif.
– Ta propre vie ?
– En la photographiant, elle ne t’appartient plus du tout.
– Mais c’est totalement désastreux !
– Pas du tout ! Bien au contraire, cela me soulage. La photographie que je prends me débarrasse du bavardage. J’ai aussi grâce à elle le sentiment de me fondre silencieusement dans le monde. Je me prépare en douceur à disparaître.
– À mourir ?
– En quelque sorte. Mais rien de grave, je t’assure.
Senlis, décembre 2013
Dans la forêt d’Halatte, les choses vues sont unanimement belles, pas de place pour l’image. Images futures: ritualisées, abrasives, mais littérales. Ce qui éclate aux yeux et cloue le bec à la pensée, ce pigeon. Dans ce rêve, un collectionneur de photographies explique à un journaliste que l’origine de sa passion coïncide avec la mort de sa mère.
Lettre d’Emmanuel Saulnier (qui éclaire et rassure), 2012
« Incisif, cela convient juste à ce que tu coupes dans tes photographies, et dans tes plans. Ce qui se coupe ou se stoppe ici et là. Laissant seul. Cela tranche. Cela concentre. Un temps, un. Et l’autre ? Que lui reste-t-il à faire ? Que lui reste-t-il ? Sinon cet arrêt sec face au vide. »
Apinac, avril 1992
Quand j’étais enfant, en sautant pour me raccrocher à la branche d’un arbre, je m’étais effondré, et ma tête avait heurté une pierre. En me réveillant, choqué et allongé dans l’herbe, je me souviens du visage angoissé de la maîtresse, et de ces trois questions qu’elle m’avait posées pour mesurer la gravité de ma chute : « Qui es-tu ? » « Où es-tu ? » « Quel jour sommes-nous ? » Ne pas savoir lui répondre m’avait plongé dans un état d’ignorance absolument délicieux. Les images que je recueille aujourd’hui ne sont sans doute pas étrangères à cette scène primitive. Elles ne se souviennent du monde que de très loin.
Notre-Dame-des-Champs
Écoutant à la radio la voix posthume de l’écrivain et psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis, dont j’admire depuis peu les textes, j’ai été sensible à une littérature qu’il appelle « l’autographie » : le fait d’écrire à partir de sa vie, et non sur sa vie. Dans les séries d’images que je construis depuis quelques années, je ne montre jamais directement ma vie, je l’insinue, je la masque. Si elle n’est pas la vedette principale de mon travail, grâce à elle, je fais naître des motifs que je détourne de leurs origines. Les êtres photographiés perdent leur état civil, les lieux n’ont plus de géographie précise, et les objets troquent volontiers leurs qualités pour d’autres. Est-ce que pour autant je me retrouve dans la fiction ou bien l’imaginaire ? Non, je suis toujours et encore dans la réalité, plus près de son origine sauvage ou de son crépuscule.
Paris, 2009
J’ai déjà comparé le photographe à un flic attentif à la moindre irrégularité, mais ce matin, j’ai repéré dans le métro un pickpocket, son œil balayait l’espace comme une tour de contrôle. Je me comporte souvent comme lui lorsque je photographie. Voleur d’instants, d’objets, de passants, de nuages. Je ne dois pas être remarqué, je suis affamé, je me nourris du moindre objet qui ne vaut souvent rien, je me faufile entre les gens que je frôle et coupe en morceaux, je ramasse les restes, je traverse les vitrines, mais pourtant, malgré tout ce que j’ai pris, j’ai le sentiment d’être toujours aussi pauvre.
© Amaury Da Cunha
Cet article est à retrouver dans Fisheye #34, en kiosque et disponible ici.