Anatomy of an Oyster : de la violence naît le trésor

19 septembre 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Anatomy of an Oyster : de la violence naît le trésor
© Rita Puig-Serra Costa

Après Where Mimosa Bloom, un livre extrêmement touchant sur le deuil de sa mère, et Good Luck with the Future publié en collaboration avec Dani Pujalte,  Rita Puig-Serra Costa compose son troisième ouvrage intitulé Anatomy of an Oyster. Un projet d’une intimité bouleversante où l’artiste lève le voile sur tous ses non-dits, telle une lettre ouverte à sa mère disparue, et s’ouvre enfin à la guérison en disant la vérité.

© Rita Puig-Serra Costa

« Oser dire ce que l’on a au plus profond de soi » : c’est de cette affirmation qu’Anatomy of an Oyster de Rita Puig-Serra Costa s’est établi. Au commencement, il y a eu le décès subit de sa mère, pour qui elle a consacré un premier ouvrage en 2014 – Where Mimosa Bloom –  afin d’entamer son deuil. Puis, avec la naissance de son fils Riu, un besoin viscéral de délier les langues a éclot, une nécessité de visiter d’autres traumas trop longtemps mis au rebut, de dévoiler des choses indicibles. Il y a eu un besoin irrépressible de se reconstruire, d’avouer des années après un secret familial. « Avec ma mère nous avions une relation très fusionnelle et je partageais énormément de choses avec elle. Je n’ai néanmoins jamais réussi à lui dire que j’avais subi des abus de la part de mon beau-père dans mon enfance. C’est un poids très lourd que j’ai toujours porté en moi, n’ayant pu le pu partager avec elle, ni sentir son soutien. Le plus étrange, c’est que lorsque j’ai décidé de lui en parler et que je m’y préparais, elle est tombée malade et est décédée. Anatomy of an oyster parle précisément de verbaliser ce que j’avais caché au plus profond de moi. C’était une façon de lui en parler, de me le répéter et me l’avouer, et d’ainsi l’expliquer au monde ».

De cette horreur vécue dans la chair, et ayant marqué son corps et sa psyché, elle crée sa série en capturant d’abord des images d’huître, et plus précisément le processus de formation de la perle. « La perle commence à se former lorsqu’un élément étranger pénètre dans l’huître et que celle-ci ne parvient pas à l’expulser. La nacre, qui recouvre l’intérieur de l’huître, va finir par recouvrir ce corps étranger et former la perle. L’expérience de la formation de la perle est donc une stratégie de défense, de survie de l’huître. Je m’intéresse au concept de l’autobiographie cachée dans la perle », explique-t-elle. Ici, le coquillage porte en lui une symbolique double : d’une part celle de sa filiation au féminin et à la violence des mains qui la forcerait à s’ouvrir, à cette sexualité abusive. D’autre part, elle renvoie à cette carapace, à ces couches multiples de nacres formées autour de la perle, la protégeant d’un extérieur dangereux, rendant l’accès difficile à une mémoire traumatique.

© Rita Puig-Serra Costa

Extraire de la douceur

Décortiquer l’huître, l’autoanalyser, regarder dans ce qui heurte, revient alors à une ouverture métaphorique, à l’extraction de ce qui a trop longtemps été enfouit. Ainsi, pour justifier son propos, l’artiste part à la recherche de fermes perlières en Indonésie et fige ces trésors nacrés. Un corpus photo se créer et s’ajoute à celui-ci des images de perles baroques, des archives intimes et familiales – des albums photos, des extraits de témoignages de ses ami·es auxquel·les elle avait confié le drame. Arrive enfin une étape évidente au processus artistique et personnel de l’auteure : celle de la confrontation avec son abuseur. « Le corps possède une réelle mémoire. J’ai donc tenté de le fouiller, de fouiller mon être, j’avais besoin d’indices. C’est aussi à ce moment-là̀ que j’ai parlé à la personne qui avait abusé de moi. Je lui ai dit que je voulais faire ce projet et lui ai par la suite demandé de prendre des photos macro de son corps : de ses mains, de ses yeux. Je suis également retourné dans la maison où tout s’était passé pour la photographier. »

Au fil des images qui se révèlent, une mise à nue s’opère, une extrême vulnérabilité se déploie et le mystère se délie, faisant déferler les secrets. Si en substance tout y est délicat, fait dans la lenteur, c’est bien une violence inouïe ravalée qui s’offre à nous. Il faut lire entre les lignes, entre les mots déposés faits des pensées de la photographe, de ses peurs et de sa désorientation. « Les textes ajoutés sont des souvenirs, des rêves, il y a aussi une lettre que ma meilleure amie m’a envoyée quand nous étions petites et dans laquelle elle me disait de le dire à ma mère. Des fragments de mémoire qui peuvent, d’une manière ou d’une autre, être liés à ce qui s’est passé. J’aime l’idée qu’il n’est pas évident de savoir à qui et de quoi l’on parle à un moment donné. Cela illustre précisément la déconcertation, ainsi que la recherche de réponses », ajoute-t-elle. Pourtant, à mesure que l’huître s’ouvre, il semblerait qu’un baume tendre s’appose sur les cicatrices évoquées, que les réponses tant recherchées apparaissent enfin. Poésie de la réparation, Anatomy of an Oyster s’est construit dans la douleur, mais également dans une volonté évidente de ne pas sombrer dans l’oubli. En tournant une dernière fois les pages du livre de Rita Puig-Serra Costa, la perle, objet de maintes convoitises, nous irradie d’un blanc laiteux, comme un ultime avertissement : « défense de violer mon harmonie sacrée ».

© Rita Puig-Serra Costa
© Rita Puig-Serra Costa

© Rita Puig-Serra Costa
© Rita Puig-Serra Costa
© Rita Puig-Serra Costa

© Rita Puig-Serra Costa
© Rita Puig-Serra Costa

© Rita Puig-Serra Costa

© Rita Puig-Serra Costa
© Rita Puig-Serra Costa

© Rita Puig-Serra Costa
À lire aussi
Contenu sensible
Lena Kunz : photographier pour apaiser les tourments
© Lena Kunz
Lena Kunz : photographier pour apaiser les tourments
Installée entre Berlin et Hambourg, Lena Kunz développe une œuvre intime inspirée par sa propre histoire. Corps, émotions et tabous s’y…
31 août 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Izabela Jurcewicz : J'ai besoin d'examiner l'intégrité de mon corps afin de retrouver la force de mon identité.
Izabela Jurcewicz : J’ai besoin d’examiner l’intégrité de mon corps afin de retrouver la force de mon identité.
Photographe polonaise, Izabela Jurcewicz a étudié le 8e art dans son pays d’origine et aux États-Unis. Aujourd’hui, elle navigue entre la…
08 juin 2023   •  
Écrit par Anaïs Viand
Explorez
Lee Miller, mélancolie débordante et chambres d'hôtel : dans la photothèque d'Éloïse Labarbe-Lafon
Diane et Luna, 2023 © Eloïse Labarbe-Lafon
Lee Miller, mélancolie débordante et chambres d’hôtel : dans la photothèque d’Éloïse Labarbe-Lafon
Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les auteurices publié·es sur les pages de Fisheye reviennent sur...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Kianuë Tran Kiêu : éclats de tendresse et narratives queers
© Kianuë Tran Kiêu
Kianuë Tran Kiêu : éclats de tendresse et narratives queers
Kianuë Tran Kiêu fait de l’art un espace de connexion et de transmission où la vulnérabilité devient une force. Chaque projet est une...
24 février 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Saint-Valentin : les photographes de Fisheye montrent d’autres visions de l’amour
© Nick Prideaux
Saint-Valentin : les photographes de Fisheye montrent d’autres visions de l’amour
Les photographes de Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. Parmi les thématiques...
14 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Dans les songes dionysiaques de Hui Choi
© Hui Choi. The Swan's Journey.
Dans les songes dionysiaques de Hui Choi
Le photographe chinois Hui Choi traduit les contradictions des émotions humaines en images empreintes de lyrisme. S’inspirant de la...
14 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Lee Miller, mélancolie débordante et chambres d'hôtel : dans la photothèque d'Éloïse Labarbe-Lafon
Diane et Luna, 2023 © Eloïse Labarbe-Lafon
Lee Miller, mélancolie débordante et chambres d’hôtel : dans la photothèque d’Éloïse Labarbe-Lafon
Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les auteurices publié·es sur les pages de Fisheye reviennent sur...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Fisheye #70 : la photographie de mode montre ses griffes
© Léo Baranger
Fisheye #70 : la photographie de mode montre ses griffes
Alors que la Fashion Week parisienne vient de s’achever, Fisheye consacre son numéro #70 à la mode. Au fil des pages, photographes et...
12 mars 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Man Ray célébré par Reporters sans frontières
© Man Ray
Man Ray célébré par Reporters sans frontières
Pour son 78e album photographique, Reporters sans frontières, l'association engagée pour la liberté de la presse, met à l'honneur l'œuvre...
11 mars 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
La sélection Instagram #497 : ni blanc ni noir
© collage.art.syb / Instagram
La sélection Instagram #497 : ni blanc ni noir
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine plongent dans un océan monochrome. Iels sondent les nuances de gris, les noirs...
11 mars 2025   •  
Écrit par Marie Baranger