Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les auteurices publié·es sur les pages de Fisheye reviennent sur les œuvres et les sujets qui les inspirent particulièrement. Aujourd’hui, Chloé Milos Azzopardi nous ouvre les portes de son univers étrange et futuriste, où la nature déploie un conte dans lequel toute tentative de domination serait vaine.
Fisheye : Si tu devais ne choisir qu’une seule de tes images, laquelle serait-ce ?
Chloé Milos Azzopardi : Ce serait celle du serpent tenu par quatre mains. Je l’ai réalisée il y a trois ans et elle a été comme un déclencheur. C’est une photographie que j’avais beaucoup fantasmée et que je suis allée chercher. Ma première photo « d’auteur » en quelque sorte, celle que j’ai entièrement désirée et décidée.
La première photographie qui t’a marquée et pourquoi ?
Je devais avoir onze ans, c’était un simple tirage argentique que ma mère avait fait et que je découvrais. C’est la surface du papier photo qui m’a fascinée plus que le sujet. J’avais l’impression que les noirs avaient la même profondeur que l’eau d’un lac. Plus tard, ce sont les photos de Masao Yamamoto qui m’ont beaucoup marquée. Je devais avoir 19 ans lorsque j’ai découvert par hasard son livre Small Things in Silence.
Un shooting rêvé ?
Travailler avec cinq à dix personnes pour créer des installations collectives dans des paysages dépouillés. Ce sont les photos-performances que je fantasme en ce moment. Les images de foules de Theo Angelopoulos (grande figure du Nouveau cinéma grec, ndlr) y sont certainement pour quelque chose.
Un ou une artiste que tu admires par-dessus tout ?
Andreï Tarkovski. Il y en aurait beaucoup d’autres à citer, mais disons qu’il a été l’un des premiers et m’accompagne depuis le début. En écriture, nous portons en nous les rythmes d’autres écrivain·es, nous écrivons souvent avec la fréquence d’autres textes et c’est incroyable de se sentir habité par cette multitude. Tarkovski fait cela pour moi en images. Il appartient à mon écosystème sensitif et visuel. Il m’accompagne avec ses lumières, sa mystique, sa poésie, sa détermination à vivre le plus profondément possible, et sa foi indéfectible pour la création.
Une émotion à illustrer ?
Le délire, cette ivresse que l’on trouve dès l’enfance en tournant sur soi-même pour faire chavirer ce qui nous entoure. Une exaltation vécue grâce à une action simple : être un corps en mouvement au milieu d’autres corps.
Un genre photographique, et celui ou celle qui le porte selon toi ?
Je ne sais pas si c’est un genre, mais j’aime les photographies qui génèrent d’autres mondes et désorientent, attisent la curiosité pour le vivant et le mystère. Yorgos Yatromanolakis l’a très bien fait dans sa série The Splitting of the Chrysalis & the Slow Unfolding of the Wings.
Un territoire, imaginaire ou réel, à capturer ?
Je rêve souvent de photos imaginaires. Il y en a une à laquelle je pense souvent et qui est liée à une sensation de couleur. C’est un paysage de nuit tombante traversé par un train, où soudain, un volcan entre en éruption et les coulées de lave rougeoyantes rendent le bleu du ciel encore plus électrique, et tout se met à vibrer.
Une thématique que tu aimes particulièrement aborder et voir aborder ?
J’aime qu’on me raconte des histoires, fictives ou non, il n’y a pas de thématique particulière que je recherche tant que les choses sont incarnées.
Un événement photographique que tu n’oublieras jamais ?
C’est un événement artistique, l’installation The Roof Garden de Pierre Huyghe sur le toit du Metropolitan Museum of Art de New York en 2015. J’avais découvert son travail lors de sa rétrospective à Beaubourg en 2013 et il était rapidement devenu mon artiste préféré. Sur le toit du Met, il avait simplement retiré certaines des dalles de béton qui couvraient le sol, les empilant ailleurs, créant du volume, recomposant l’espace. Les dalles retirées créaient des sortes de bassins d’environ 10 cm de profondeur. Le rooftop du musée était bordé de buissons et souvent, des oiseaux s’y posaient. Avec le passage des saisons, la pluie a rempli les endroits où les dalles avaient été enlevées, dessinant de grandes flaques rectangulaires où les oiseaux et les insectes venaient se désaltérer. Ces mêmes oiseaux et insectes, venant d’ailleurs, portaient dans leur plumages et leur cuticule des graines qu’ils dispersaient sur le toit. Au fur à mesure, les creux que Pierre Huyghe avait créés se sont remplis de plantes, de fleurs et de baies et un jardin s’est formé. J’ai été extrêmement touchée par la simplicité de son geste. C’était une intervention si minimale et éloquente, j’étais fascinée de voir comment le simple retrait d’un élément était susceptible de générer de la vie et de laisser la place à un nouvel écosystème.
Une œuvre d’art qui t’inspire particulièrement ?
La série de performances Paradox of Praxis de Francis Alÿs, et notamment celle intitulée « Sometimes making something leads to nothing ». Dans les rue de Mexico City, Francis Alÿs pousse un très gros un bloc de glace pendant 9h, le temps que celui-ci fonde entièrement. C’est un geste modeste, poétique et absurde où Alÿs prefère l’errance libre aux trajets tout tracés, révélant l’inutilité de certains actes que nous accomplissons.