À travers un projet qui mêle enquête de terrain et expérimentation photographique, Catherine Duverger dévoile les couches invisibles d’un désastre écologique qui affecte la rivière de la Seiche. Elle tente ainsi de raviver la mémoire d’un paysage oublié, hanté par la pollution et le silence.
Depuis qu’elle a quitté la sculpture pour explorer le 8e art dans les années 2000, Catherine Duverger interroge ce qui hante les lieux, les paysages et les êtres. Publié aux éditions Sur la Crète, Hantises est le fruit d’un travail mené entre 2021 et 2022 en résidence au Carré d’Art de Chartres-de-Bretagne, en Ille-et-Vilaine. Avec cette série, elle choisit de suivre une rivière d’apparence anodine : la Seiche. Discrète, sinueuse, paisible en surface, elle porte pourtant en elle les traces d’un désastre : en 2017, l’usine Lactalis de Retiers y a déversé pendant plusieurs jours des eaux usées chargées de lactose. Les conséquences écologiques sont alors immédiates, la faune et la flore lourdement impactées. Surprise par le silence qui entoure cet événement, Catherine Duverger mène l’enquête. Que s’est-il passé ? Qui s’en est soucié ?
Elle rencontre celles et ceux qui ont tenté d’alerter : des pêcheurs, des technicien·nes qui tentent d’améliorer les berges, des scientifiques qui étudient la rivière ou encore des journalistes, comme Inès Léraud, qui ont enquêté sur cette pollution… Parmi eux, on trouve également les membres de la Fédération de pêche qui ont porté l’affaire en justice. « Ces derniers ont beaucoup milité pour que cette affaire ne soit pas étouffée », confie-t-elle. Le procès, bien que gagné, n’a pourtant débouché que sur une compensation dérisoire, sans véritable reconnaissance du préjudice causé par cet épisode. La photographe croise également le chemin de Richard Pellerin, technicien à la Fédération d’Ille-et-Vilaine, marqué par la gestion de la chose : « Ils ont envoyé une toute petite barque avec deux personnes et pas de matériel, comme si c’était une “petite bêtise” », lui raconte-t-il. Pour rendre compte de ces témoignages, Catherine Duverger réalise des cyanotypes en surimpression : des portraits des personnes rencontrées, mêlés aux images de la Seiche. Les portraits s’ancrent dans le paysage, une belle manière de faire émerger une image à la fois sensible et politique de la responsabilité.
Dire la catastrophe
Hantises est structuré en trois axes. Le premier, documentaire, capte la rivière de façon brute. Le deuxième utilise des données trouvées en ligne – coupures de presse, photos, publications scientifiques – qu’elle réintroduit dans le paysage par le biais de surimpressions, pour créer une tension pixelisée entre les images numériques, à la qualité mauvaise, voire gênante, et les images argentiques. Le troisième, en studio, rejoue les codes de l’imagerie publicitaire romantique, non sans une pointe d’ironie : la célèbre laitière, inspirée de La Laitière (vers 1658) du peintre Johannes Vermeer, y verse son lait directement dans la rivière. Des scientifiques, tout sourire, se regardent, à l’instar des clichés que l’on peut retrouver sur le site en ligne de Lactalis. « J’ai voulu créer ces photos pour parler de ce qui pèse sur la rivière : notre regard capitaliste, l’exploitation dont elle fait l’objet. J’ai été profondément marquée par l’ouvrage Être la rivière, dans lequel l’auteur, Sacha Bourgeois-Gironde, envisage la possibilité que la rivière devienne une entité légale, capable de se représenter elle-même ou d’être représentée par des personnes », confie-t-elle.
En chemin, l’artiste prend conscience que la pollution de la Seiche ne se limite pas à un accident industriel : fertilisants, hydrocarbures, pesticides, métaux lourds… Il s’agit en réalité d’une contamination diffuse et continue. Comme le formule Hugo Kostrzewa dans le texte qui accompagne les images du livre, « il y a un peu de chacun de nous dans la rivière ». L’enquête devient alors plus vaste : « Comment celle-ci est-elle prise en charge par les citoyen·nes ? Et comment est-elle impactée par notre quotidien ? » Avec Hantises, Catherine Duverger donne forme à une inquiétude partagée, celle de voir nos milieux vivants lentement empoisonnés. Une écoanxiété qu’elle transforme en acte artistique et en regard engagé : « J’aime cette idée d’action plutôt que d’anxiété, de faire contempler la catastrophe. Travailler là-dessus dynamise beaucoup mon travail », révèle-t-elle. Son œuvre, à la fois poétique et militante, invite à regarder en face ce que nous préférerions souvent ignorer. Elle réveille la mémoire invisible de la Seiche et, avec elle, notre propre responsabilité.
48 pages
25 €