
Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les artistes des pages de Fisheye reviennent sur les œuvres et les sujets qui les inspirent. Aujourd’hui, Stan Desjeux, qui signe la couverture de Fisheye #74, nous introduit dans son monde où règne la dualité. Il revient sur son rapport à la nature morte, sa quête de la métamorphose et ses désirs artistiques.
Si tu devais ne choisir qu’une seule de tes images, laquelle serait-ce ?
Si je ne devais choisir qu’une seule de mes images, ce serait sans doute celle d’une capucine rouge se détachant sur un ciel bleu. Elle est tirée de la série From the Balcony, dans laquelle je me suis amusé à immortaliser les fleurs, les fruits et les légumes qui poussaient sur mon balcon, cherchant à leur donner une dimension particulière. C’est aussi un clin d’œil aux Roses from my Garden de Nick Knight. Au-delà de ses couleurs et de sa pureté graphique, j’aime cette photo pour les multiples lectures qu’elle offre. Certains y voient une femme, une robe, un voile, une vague… C’est tout un monde contenu dans une seule petite fleur.
La première photographie qui t’a marquée, et pourquoi ?
Je crois que Le Violon d’Ingres de Man Ray a eu un impact particulier sur moi lorsque j’étais enfant. Cette image très mystérieuse a sans doute été l’un de mes premiers contacts avec le surréalisme. Encore aujourd’hui, je la trouve troublante, presque dérangeante.



Un shooting rêvé ?
Une carte blanche artistique, idéalement dans un environnement naturel, où je pourrais jouer avec les éléments de façon plus expérimentale que dans le cadre d’une commande classique. J’aimerais me concentrer uniquement sur l’expérience sensorielle d’un lieu, explorer les formes et les matières.
Un ou une artiste que tu admires par-dessus tout ?
Georgia O’Keeffe, sans hésiter. Au-delà de son rôle pionnier dans le modernisme américain, ce sont deux aspects de son œuvre qui m’inspirent le plus. D’abord, son esthétique unique : la maîtrise du gros plan, la sensualité avec laquelle elle anime des fragments de nature, ce langage visuel minimaliste et poétique qu’elle a su inventer. Mais surtout, son rapport au vivant et à la nature. Son regard invite au ralentissement, à la contemplation. Ses fleurs ne sont plus décoratives : elles deviennent puissantes, monumentales. Elle porte une véritable philosophie de l’attention, en avance sur son temps et plus pertinente que jamais aujourd’hui.
Une émotion à illustrer ?
Davantage qu’une émotion, c’est un état que j’aimerais illustrer : la dualité, l’ambiguïté. J’éprouve une certaine fascination pour ces zones d’entre-deux, ces failles discrètes où se logent les mystères du quotidien. Je ne prétends pas les éclaircir, seulement les accompagner, les pister, à la manière d’un chasseur d’éclipses ou d’aurores boréales. Ce sont ces moments suspendus, presque imperceptibles, où le réel semble hésiter entre deux formes, deux directions, et qui ouvrent des passages vers d’autres manières de percevoir. Ils nous rappellent que le réel n’est jamais stable, mais en perpétuelle métamorphose. C’est dans cette vibration subtile que je cherche à inscrire mon travail.
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Un genre photographique, et celui ou celle qui le porte selon toi ?
Pour un photographe de nature morte, il est difficile de ne pas citer Irving Penn, tant son influence est immense.
Mais ce qui m’intéresse, c’est justement de dépasser ces frontières. Je me sens plus proche de l’approche transversale de Jan Groover, à la croisée de la photographie formaliste, postmoderniste et de la nature morte contemporaine. Comme elle, je me laisse guider par la forme, la lumière ou la couleur, plus que par la narration. Une fois l’image réussie, l’histoire que chacun y projette ne m’appartient plus, et c’est très bien ainsi.
Un territoire, imaginaire ou réel, à capturer ?
Le cosmos. Faute de pouvoir aller dans l’espace, j’aimerais pouvoir collaborer avec un observatoire pour regarder le ciel autrement et lui apporter une vision artistique – ce serait une matière incroyable. À défaut d’étoiles, les océans seraient tout aussi fascinants : un territoire encore plus mystérieux et inaccessible.
Une thématique que tu aimes particulièrement aborder et voir aborder ?
J’aime aborder – et voir aborder – les différents dialogues possibles entre nature et transcendance, des correspondances dont les échos traversent aussi bien les mondes invisibles du microscopique que les grandes structures du cosmos. Ces interactions me permettent de questionner la manière dont le visible et l’invisible se répondent. Elles ouvrent des espaces où l’imaginaire se mêle aux phénomènes naturels, révélant des liens subtils que l’on perçoit rarement au premier regard.



Un évènement photographique que tu n’oublieras jamais ?
En marge de son excellente exposition Science/Fiction – Une non-histoire des Plantes, la MEP présentait l’installation immersive de la réalisatrice argentine María Silvia Esteve, intitulée CORTEX. La vidéo commence par un plan fixe d’une forêt aux allures de conte de fées, lorsqu’un minuscule point rouge apparaît au-dessus du sol. Peu à peu, il grossit, déforme le paysage, comme un trou noir qui aspire tout sur son passage. L’expérience était saisissante : j’avais réellement l’impression qu’un portail s’ouvrait devant moi, comme l’entrée d’un labyrinthe métaphorique fait d’ombre et de lumière.
Une œuvre d’art qui t’inspire particulièrement ?
Une seule œuvre, c’est presque impossible. Je vais donc en citer deux. D’abord Twin Peaks, de David Lynch : un choc absolu. Ce qui est fascinant dans cette œuvre totale, c’est la capacité du cinéaste à concevoir une atmosphère unique, un mélange troublant entre beauté idyllique et obscurité latente. Les forêts brumeuses du Nord-ouest américain, la lumière dans les rideaux rouges, les plans contemplatifs sur les feux de cheminée… Tous ces éléments créent une tension constante entre surface tranquille et profondeurs inquiétantes. Je crois que cette dualité résonne avec ma propre démarche : chercher dans l’ordinaire – un objet, une texture, une lumière – cette étrangeté familière, ce point de bascule entre le banal et l’extraordinaire.
La seconde, c’est le Boléro de Ravel. À chaque écoute, j’ai la sensation d’entrer dans un tableau de Dalí ou de Chirico, comme plongé dans une arène métaphysique où tout surgit par étapes et se transforme avec la logique troublante du rêve. C’est un ressenti très particulier, mais assez envoûtant.