De la dictature à nos jours, Paz Errázuriz illumine les marges de la société chilienne

21 septembre 2023   •  
Écrit par Apolline Coëffet
De la dictature à nos jours, Paz Errázuriz illumine les marges de la société chilienne
Tango VIII. Série Tango, 1987. Tirage argentique, 50 x 60 cm © Paz Errázuriz / mor charpentier
Boxeador VII. Série Boxeadores. Tirage argentique, 1987, 40 x 30 cm © Paz Errázuriz / mor charpentier

Jusqu’au 20 décembre 2023, la Maison de l’Amérique latine consacre une rétrospective à la carrière de Paz Errázuriz, une première à Paris. Au fil des 120 tirages présentés se dessinent les préoccupations de la photographe, et plus particulièrement son attrait pour les personnes évoluant en marge de la société. Cette exposition fait partie du parcours PhotoSaintGermain.

Pour plusieurs institutions françaises, cette rentrée est placée sous le signe du Chili. Pour cause, ce 11 septembre marquait les 50 ans du coup d’État du général Pinochet, qui mit un terme au mandat de Salvador Allende, président socialiste alors en place depuis trois ans. À cette occasion, la Maison de l’Amérique latine a décidé d’accorder une exposition d’envergure à Paz Errázuriz. Figure emblématique de la photographie chilienne dont le nom reste plus confidentiel dans l’Hexagone, son œuvre a éclos dans l’obscurité de la dictature. Dès les années 1970, et ce, malgré toute la complexité de la conjoncture, l’artiste autodidacte s’est munie d’un boîtier pour s’immiscer dans les marges, cristallisant des fragments de ces histoires inachevées qui titrent la manifestation. Lutteurs, personnes atteintes de troubles mentaux, aveugles, alcooliques, travesties, prostituées… Au péril de sa vie, elle contourna les règles édictées par le régime militaire pour offrir lumière et reconnaissance à ces êtres invisibilisés.

Aussi déterminée que curieuse du genre humain, Paz Errázuriz a bravé de nombreux interdits pour recueillir les témoignages de ces existences en suspens. La situation politique ne l’a pas épargnée et l’a également contrainte à vivre dans l’ombre. D’abord institutrice, elle est renvoyée en raison de son appartenance au syndicat de l’établissement dans lequel elle officie. Les voyages se multiplient alors. Elle sillonne son pays de part en part, suivant le quotidien des gens du cirque, rencontrant l’ethnie Kawéqar qui se meurt, cherchant en vain, dans les prisons comme dans les hôpitaux psychiatriques, ses proches que le régime a fait disparaître… En ces lieux, elle découvre d’autres réalités, dévoilant une variation sur le même thème de la tourmente, qu’elle prend le temps d’immortaliser. En contrepoint, ces portraits esquissent ainsi les contours des diktats sociaux en vigueur à l’époque.

VII. Série Muñecas, 2014. Tirage numérique, 40 x 60 cm © Paz Errázuriz / mor charpentier
Sans titre. Série Ñuble, 2019. Tirage numérique, 2023, 29 x 20,5 cm. Studio Paz Errázuriz, Santiago © Paz Errázuriz / mor charpentier
Sans titre. Série Próceres (Grands hommes), série de 1983. Tirage numérique, 2023, 36 x 46 cm. Studio Paz Errázuriz, Santiago © Paz Errázuriz / mor charpentier
Sans titre. Série Sepur Zarco, 2016. Tirage numérique, 2023, 90 x 80 cm. Studio Paz Errázuriz, Santiago © Paz Errázuriz / mor charpentier

Une artiste engagée auprès des populations invisibilisées

La pratique de cette résistante dans l’âme ne se limite pas au temps de la dictature. Parmi les séries présentées figurent notamment les plus récentes Sepur Zarco (2016) et Ñuble (2019), qui tirent leur nom de localités et qui n’avaient encore jamais été montrées au public. La première témoigne une fois de plus de son engagement et dresse le portrait de quinze Guatémaltèques qui ont été abusées sexuellement et mises en esclavage par des militaires pendant la guerre civile de 1960-1996. Sur les murs rouges de cette première salle d’exposition se lisent les noms de chacune de ces survivantes, un élément crucial pour Paz Errázuriz, qui ont porté leur histoire devant les tribunaux. À l’issue du procès, qu’elles ont remporté, personne ne connaissait leur visage qu’elles avaient pris soin de dissimuler par peur de représailles. Ces images apparaissent comme d’autant plus fortes qu’elles soulignent le climat de confiance qu’a su instaurer la photographe.

Le second projet, Ñuble, donne à voir, quant à lui, la rencontre entre de jeunes femmes incarcérées et l’œil bienveillant de la photographe. Pour la première fois, ses tirages ont pu être réalisés grâce à un accord institutionnel. Pour celle qui a co-fondé l’Association chilienne des photographes indépendants (AFI), en 1981, pour se protéger de la police, cette approbation, hautement symbolique, constitue une forme de reconnaissance officielle de son travail auprès des populations invisibilisées et précaires. Si elle n’a jamais travaillé pour la presse, ses documentaires sociaux ont surtout fait sa renommée en Amérique latine et aux États-Unis, et gagnent, pour leur portée photographique et historique, à être davantage connus en France. Pour celles et ceux qui ne pourraient se rendre à la Maison de l’Amérique latine ou souhaiteraient approfondir leurs connaissances du sujet, une monographie vient de paraître en coédition avec Atelier EXB, avec le soutien du programme Kering | Women In Motion et la Fondation Antoine de Galbert.

Atelier EXB, en coédition avec la Maison de l’Amérique latine, Paris
Relié, 17 x 24 cm
176 pages
137 photographies couleur et noir et blanc
45 €
Evelyn – La Palmera, Santiago. Série Manzana de Adán, 1982-1987. Tirage cibachrome de 2015, 26 x 39.3 cm © Paz Errázuriz / Collection privée, Paris
La Carlina, Vivaceta – Santiago. Série Manzana de Adán, 1987. Tirage gélatino-argentique sur papier baryté de 1989, 36,2 x 24,1 cm © Paz Errázuriz / Collection privée, Paris
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