Avec Nous autres, Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini avec Carla Williams, présentée jusqu’au 16 novembre 2025, le Bal signe une exposition profondément tendre et queer. À travers une promenade contée par la photographe Donna Gottschalk et l’écrivaine et curatrice Hélène Giannecchini, les réminiscences du lesbianisme des années 1970 refont surface et contribuent à raviver des fragments d’un passé caché et oublié, à l’heure où les droits des personnes LGBTQIA+ se fragilisent aux États-Unis.
Qu’était-ce être lesbienne ou queer aux États-Unis, à la fin des années 1960 et dans les années 1970 ? C’est une question à laquelle seul·es les intéressé·es peuvent répondre. Or, nombreux·ses de ces personnes ne sont plus de ce monde – emporté·es par la violence, la maladie ou la précarité. Consciente des mots et des images manquantes de cette période et de cette communauté, Hélène Giannecchini, écrivaine et théoricienne de l’art, est partie à la recherche d’archives et de témoignages. En 2023, elle se retrouve ainsi dans le Vermont, chez Donna Gottschalk, une photographe américaine née à New York en 1949, qui lui ouvre les boîtes où sont conservées photographies et négatifs. Ces images, ce sont celles de Donna Gottschalk, de ses amies lesbiennes, de militantes qu’elle a côtoyées, de sa famille et en particulier de sa sœur trans Myla. Des clichés empreints d’intimité, montrant des existences clandestines – les rapports homosexuels sont alors illégaux aux États-Unis – qui sont longtemps restées cachées du public. « Je me souviens de ma première visite […] : mon émotion dès la sortie du bus, le trajet de nuit pour arriver chez elle et, avant mon retour sous une tempête de neige, les deux jours de discussions plongée dans ses images », écrit Hélène Giannecchini, dans le livre édité à l’occasion de l’exposition Nous autres, présentée au Bal jusqu’au 16 novembre (Le BAL/EXB, 2025). L’année suivante, en mai 2024, les deux femmes se retrouvent, cette fois-ci à New York. « Je vais rejoindre Donna au pied de cet immeuble où il y a plus de cinquante ans, elle posait avec sa bande de copines », note l’écrivaine. C’est le début d’une balade à travers la ville, témoin de la vie de la photographe et de son entourage. Si le paysage urbain s’est entièrement métamorphosé, les émotions, elles, sont toujours aussi vivantes qu’il y a cinq décennies.
Une auberge pour les amies lesbiennes
Des étreintes, des corps endormis, des portraits sur les escaliers de secours accrochés aux immeubles new-yorkais, ceux d’Alphabet City, le seul quartier de « Big Apple » dont des avenues ont des noms de lettre, des autoportraits, des réunions du Gay Liberation Front – que Donna Gottschalk rejoint en 1970, après les émeutes de Stonewall en juin 1969 –, des graffitis « Lesbians Unite » (l’union des lesbiennes) ou « Dykes for an American Revolution » (les gouines pour une révolution américaine). Sur les images qui jalonnent les cimaises épurées du Bal, on y voit des femmes aux cheveux courts portant des pantalons et des cravates. Elles s’appellent Jill, Oak, Chris, Robin ou Marlène. Des « bébés gouines », selon les mots de Donna Gottschalk. L’appartement de la 9e rue, où elle s’installe en 1967 à l’âge de 18 ans, devient un refuge pour « les amies qui ont envie d’une soirée loin de leur foyer, les jeunes personnes queer chassées de leurs familles, les adolescentes fugueuses qui tentent d’échapper à la violence », précise Hélène Giannecchini. Donna Gottschalk les photographie toutes. Lorsqu’elle déménage à San Francisco, elle continue d’accueillir ses sœurs. Dans le film documentaire réalisé par Hélène Giannecchini et projeté dans l’espace d’exposition, où dialoguent Donna Gottschalk et les voix enregistrées de ses amies et de sa sœur Myla, l’artiste raconte : « Ça paraissait être le paradis, le meilleur endroit pour les personnes homosexuelles aux États-Unis. » C’est en Californie que sa photographie se transforme. Elle délaisse les chambres étroites, toile d’une précarité subie, pour l’extérieur fait de parc et de nature et s’essaye à la couleur.
Rétablir un mémoire queer
Au fil des rues new-yorkaises qu’arpentent Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini, des mots et des images, une grande histoire se révèlent : celle des queers d’antan, de leur intimité, de leur précarité, de leurs luttes pour des droits, de la violence systémique, de la liberté. « Je veux me souvenir, je n’ai pas le choix. On ne garde pas de traces des pauvres, des coiffeuses fauchées [la mère de Donna, Dorothy tenait un salon de beauté à Alphabet City, ndlr], des laissés-pour-compte, on les efface. Parfois je me dis que mes images sont les dernières traces des miens », confie Donna Gottschalk à Hélène Giannecchini lors de cette promenade printanière à New York en 2024, non loin de Tompkins Square Park. Chacune de ses photographies constitue « une archive contre l’oubli », selon la formulation de Julie Héraut, co-commissaire de l’exposition, une archive exhumée, qui aujourd’hui vient combler un vide et affirmer la place des existences queer dans l’espace public autant il y a cinquante ans que dans notre société actuelle. C’est par ailleurs dans l’exploration de la visibilité des personnes marginalisées et des liens entre passé et présent que l’exposition se termine sur les délicats autoportraits de la photographe et historienne américaine Carla Williams qui entretient une relation toute particulière avec Donna Gottschalk. En cherchant à comprendre comment les corps noirs et queer sont représentés en photographie, l’historienne découvre une photo saisissante de 1970 : celle d’une jeune femme blonde manifestant avec une pancarte provocante : « Je suis ton pire cauchemar, je suis ton plus grand fantasme. » Cette femme était en réalité Donna Gottschalk. « Cette image qui me renvoyait inexorablement à celle de mon propre corps nu, noir et queer, incarnait tout ce que je m’efforçais d’apprendre en tant que jeune femme tentant de se frayer un chemin dans un monde patriarcal. Elle était ma sœur spirituelle. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que je pourrais un jour connaître son nom », écrit-elle sur le cartel d’exposition.
253 pages
49 €