Pour son projet – toujours en cours – intitulé L’Objet, Fernanda Tafner replonge dans l’époque de la montée du fascisme, durant les années 1930 au Brésil et en Europe, et met en miroir passé et actualité. Refusant de porter un regard froid et désincarné sur l’histoire, elle tente bien au contraire d’habiter les archives, dans une démarche profondément humaniste.
Lors de son premier passage à Paris, en 2006, au hasard d’une promenade aux puces de Saint-Ouen, Fernanda Tafner découvre un classeur de négatifs d’une famille anonyme. Fascinant par son apparence, il contient non seulement des photos intimes mais aussi des clichés historiques de l’Exposition Universelle de 1937. Peu de temps après, en retournant au Brésil, son pays natal, une série d’évènements politiques correspondant à la montée en puissance de l’extrême-droite lui inspire des questionnements à la fois politiques, personnels, esthétiques et conceptuelles autour du regard et des capacités du 8e art. Dès lors, l’artiste entreprend un voyage spatio-temporel, et se confronte aux extrémismes de l’entre-deux-guerres en Europe – époque d’où sont tirés les négatifs – ainsi qu’à ceux de l’Estado Novo, au Brésil, soit le nom donné au régime dictatorial instauré en 1937 par Getúlio Vargas.
Au cours de son périple, Fernanda Tafner traverse les épisodes marquants de la vie de ses ancêtres, de l’arrivée des immigrant·es au Sud du Brésil à leur affrontement avec les peuples autochtones. La sphère privée des familles, aussi, soumise à l’assignation de rôles prédéfinis. « Je tente de mettre ces choses, qu’elles soient intimes et/ou politiques, dans de nouvelles perspectives, avec poésie », explique-t-elle. Son projet se déploie sur plusieurs pièces, comme les cahiers intérieur_extrême, une sorte d’étude minutieuse des images du classeur, et Ravies, composée d’une seule et même image imprimée de nombreuses fois, sur lesquelles elle intervient une à une, à la craie de cire chauffée. Son projet, toujours en construction, imagine dialogue entre l’actualité et son propre passé.
Menaces d’hier et d’aujourd’hui
Quand le passé cesse-t-il de se répéter ? En analysant la montée du nazisme et du fascisme à la fin des années 1930, Fernanda Tafner constate l’indifférence générale désastreuse concernant la mémoire historique et le manque d’engagement des un·es et des autres. En Europe, le Front National vient d’arriver au pouvoir et Hitler est au sommet de sa carrière. En 2020, lorsque l’artiste décide de se lancer dans ce projet, l’extrême droite est au pouvoir au Brésil – « chose que malgré les alertes, nous n’avons pas voulu croire possible », déplore-t-elle. Dans la France contemporaine, la menace est toujours présente. « En réalisant ces coïncidences, j’ai eu le sentiment, tout à coup, que depuis le siècle dernier, on n’avait pas dépassé grand-chose », poursuit-elle. En mêlant la France et le Brésil à travers des fragments d’histoire(s), la photographe fait voyager ses spectateurices d’une crise à une autre, afin que nous prenions la mesure de leur gravité.
Pour saisir la profondeur du travail de Fernanda Tafner, il faut comprendre son inscription dans un temps qui n’est pas donné, et qui échappe à l’idée d’activité ou de production. Un temps étrange, nécessaire et pourtant si rare, dans lequel l’artiste peut s’identifier, se projeter et tisser les liens du réel à l’universel. Dans lequel elle peut, enfin, questionner la logique de l’histoire : d’où naît la haine ? Comment l’horreur peut-elle advenir ? Où commence le délitement de l’humanité ? Le fascisme est-il une suite logique de notre système démocratique capitaliste en place, ou une pure invention de démagogues opportunistes ? Qu’est-ce qui relie les fascismes ? Quelles sont les vies qu’ils menacent en premier ? Aujourd’hui, comme hier, ce qui est en jeu dans les batailles politiques semble finalement n’être rien d’autre que notre commune humanité.
Habiter l’archive
En recomposant de nouveaux fragments à partir des bribes de vies anonymes dont elle détient la trace, l’artiste rend le mystère au mystère. Elle n’éclaire rien du passé, ne cherche pas à le rendre vivant. Ce faisant, son œuvre devient performative. « Elle ne fait que soutenir l’acceptation de l’altérité de l’image qui émerge de la mort à la vie », écrit Marcia Tiburi, écrivaine, philosophe et artiste visuelle au sujet de L’Objet. Elle enveloppe ses sujets d’un soin particulier, cultive son attention aux images et s’y construit une forme d’habitat. « Je cherche surtout à m’y retrouver », révèle-t-elle.
« Je viens d’un pays où la négligence à propos des archives et de la mémoire a pour conséquence l’oubli, voire l’effacement de l’histoire. Au Brésil, archives et musées entiers sont délaissés jusqu’à sa disparition », dénonce-t-elle. Lorsqu’elle entreprend de consulter les archives municipales de sa ville natale, Ibirama (au Sud du Brésil, ndlr), pour étudier la question du nazisme dans la région, elle s’attire les méfiances du personnel. À tel point que sa visite en est finalement restreinte. Ayant eu l’occasion de travailler dans de nombreuses réserves de musée en France, à l’inverse, Fernanda Tafner garde précieusement à l’esprit les soins de conservation, la gestion des informations autour des pièces, l’étude et l’intérêt autour de chacune d’elles. « L’idée de conscience historique m’intrigue beaucoup », confie-t-elle – avec tout ce qu’elle induit en termes de questionnements, d’interprétations autour de l’histoire. C’est donc cette matière, qui la fascine puisqu’elle est vivante, organique et propice à la création. « Le plus important pour moi, c’est de savoir que le regard que l’on porte sur les choses, y compris l’histoire, doit être multiple et en perpétuel mouvement. C’est ce qui nous permet de nous remettre en question, à la fois en tant qu’individus et en tant que société », conclue-t-elle avec sagesse.