Flower Rock : Ana Núñez Rodriguez verse des larmes d’émeraude

Flower Rock : Ana Núñez Rodriguez verse des larmes d’émeraude
© Ana Núñez Rodríguez
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Arborant une couleur verte magnétique et un jeu de transparence sans pareil, l’émeraude fascine depuis la nuit des temps. Qualifiée de pierre précieuse, à l’instar du diamant, du rubis et du saphir, elle se démarque notamment par sa rareté. Alors que la lithothérapie lui confère de sublimes vertus, les mythes qui l’entourent datent de plusieurs siècles. Durant la période précolombienne, sa naissance prend la forme d’une aventure amoureuse tragique. Le dieu Ares aurait créé Tena et Fura comme parents de l’humanité. Mais cette dernière va s’éprendre de Zarbi, « un beau jeune homme à la recherche de la fleur de la jeunesse, une orchidée peut-être », raconte la photographe Ana Núñez Rodríguez. Fura l’accompagne alors dans la montagne et, une fois au sommet, trompe Tena. Furieux, il tue Zarbi et oblige Fura à porter son corps durant huit jours. Pénétrant la terre, les larmes de Fura se transforment en émeraudes, et ses cris en papillons bleus. L’époux déshonoré devient fou, tue sa femme et se suicide. Ares fera de leurs cadavres des rochers en Colombie, d’où l’on extrait désormais la gemme verte.

Aujourd’hui encore, l’extraction de cette pierre charrie de nombreuses croyances et légendes. C’est ce qui a captivé Ana Núñez Rodríguez, autrice de la série Flower Rock. Pour la photographe, tout commence à son arrivée en Colombie, lorsque son beau-père lui offre de somptueuses boucles d’oreilles ornées d’émeraudes. « Quand il me les a données, il a insisté sur le fait que je devais les porter en raison du pouvoir énergétique de cette pierre et de sa capacité à éloigner les énergies négatives. À l’époque, je ne savais rien de l’émeraude. Je ne savais pas qu’elle était présente dans l’histoire de la Colombie depuis les périodes préhispaniques. Elle jouait un rôle central dans la cosmogonie des peuples indigènes de cette région, appelée “Muzo”. Avec l’arrivée des colons, elle a été surexploitée et appréciée uniquement pour sa valeur économique. Après l’indépendance de la Colombie, en 1810, son exploitation a suscité des troubles et, entre 1970 et 1990, un conflit, surnommé la “guerre verte”, a causé de nombreux décès », rapporte l’artiste, qui vit aujourd’hui entre Espagne et Colombie.

© Ana Núñez Rodríguez
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Pleine lune et papillons bleus

Animée d’une grande curiosité et influencée par le « sort vert », Ana Núñez Rodríguez consacre plusieurs mois à ses recherches avant de parcourir le pays deux ans durant. Elle se rend à plusieurs reprises à Muzo, Otanche et San Pablo de Borbur pour découvrir leurs mines à ciel ouvert. Tout en parcourant le territoire, l’artiste part à la rencontre des mineurs, acheteurs, touristes, hommes d’affaires et agriculteurs, qui lui permettent de mieux comprendre ce milieu particulier. « Ce qui m’a le plus attirée, c’est l’état caché du paysage et le mystère qui entoure l’exploitation minière informelle, connue sous le nom de “guaquería”. La pierre n’a aucune vocation industrielle, la seule utilité est de la posséder. »

Selon les mineurs, l’émeraude ne peut être trouvée que par la personne qu’elle choisit. Et bien qu’il n’existe pas de méthode scientifique pour la dénicher, ils aiment à penser que certains signes laissent présager sa découverte, comme les jours de pleine lune, ou la présence de papillons bleus, « car les cris de Fura sont toujours proches de ses larmes ».
Au cours de ses pérégrinations, le langage visuel de la photographe prend forme. Flower Rock s’éloigne de l’imaginaire collectif autour de l’exploitation minière pour laisser place à l’émotion. Ana Núñez Rodríguez alimente le mystère et saisit des éléments symboliques dans une ambiance énigmatique. « Les images sont nées de mes rencontres avec les guaqueros [mineurs indépendants, ndlr]. Je traduis visuellement leurs histoires ainsi que mon expérience du territoire. Attirée par cette recherche, aussi incertaine que magique, je montre l’irréel et l’étrange comme quelque chose de quotidien », précise- t-elle. En témoigne ce cliché qui dévoile une carte sur papier millimétré de plus de trois mètres de long. Elle a été confectionnée par un mineur qui, pendant plus de dix ans, a effectué des calculs en utilisant des méthodes empiriques pour localiser les émeraudes. « Le papier est complètement usé par les annotations. Cela reflète bien l’exploration incessante, et dessine en même temps l’usure liée à cette pratique », ajoute la photographe diplômée de l’université nationale de Colombie et de l’Académie royale des beaux-arts de La Haye.

Comme ce papier froissé, les corps amochés se dévoilent et laissent deviner les longues journées passées à la recherche du trésor vert. L’espoir se lit au fil des images, et pourtant l’émeraude n’y apparait pas. « Je n’ai pas voulu la montrer, car en trouver est quelque chose qui n’arrive pas très souvent, et que le vert le plus courant est celui de la nature environnante », rapporte l’autrice. En opposition avec la couleur des paysages, Ana Núñez Rodríguez utilise un rouge dense et organique, soulignant les contrastes observés dans le pays. Ces choix de colorimétrie font de Flower Rock un récit où la thématique documentaire se transforme en création onirique. Et ce souvenir confié par la photographe confirme le réalisme magique vers lequel elle tend : « Dans la région minière, quelqu’un a tué un poulet pour le faire cuire. La première chose qu’il a faite, une fois le poulet mort, a été de vérifier s’il y avait des émeraudes dans son estomac : les poulets se promènent librement et mangent parfois les pierres en pensant qu’il s’agit de nourriture. Malheureusement, cette fois-là, il n’y avait pas d’émeraude, mais je m’en souviendrai toujours… »

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans notre dernier numéro.

© Ana Núñez Rodríguez

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