Dans cet essai visuel relevant à la fois de la reconstitution documentaire et de l’autofiction, Jean-Michel André voyage sur les traces de souvenirs disparus. Le 5 août 1983, alors qu’il fait une halte d’une nuit avec sa famille sur la route des vacances, son père est assassiné avec six autres personnes dans un hôtel d’Avignon. Quarante ans plus tard, il revisite et photographie des lieux qu’il a – ou aurait – pu traverser avec son père. Il mêle éléments d’enquête, archives de presse et objets familiaux à ses photographies pour composer un recueil questionnant la mémoire, le deuil et la réparation.
« Sur la surface du papier, l’illusion d’un souvenir. Quarante ans plus tard, je revisite et photographie des lieux que j’ai pu – ou que j’aurais pu – traverser avec mon père. Je poursuis des recherches entamées il y a une dizaine d’années, ouvre de nombreuses portes et collecte des documents. La vérité se dérobe, je déplace alors mon regard et disperse l’horreur pour conjurer le traumatisme. Je me rends à Avignon sur les lieux du drame, dans la région d’Arles, où a été retrouvé l’un des inculpés, mais également en Corse, où nous devions nous rendre en août 1983. Je suis allé en Allemagne, où mon père exerçait pour les Affaires étrangères, et au Sénégal, où j’ai passé ma petite enfance avec mes parents. Je remonte le temps, sur les traces d’une mémoire disparue. » C’est ainsi que, dans son livre publié aux éditions Actes Sud et récompensé par le prix Nadar Gens d’images 2024, Jean-Michel André introduit Chambre 207, son projet photographique qui s’inscrit dans la veine de l’autofiction documentaire. Pour créer cette œuvre, qui fera l’objet de plusieurs expositions cette année, l’artiste s’est replongé dans le drame qui a bousculé sa vie. Le 4 août 1983, Jean-Michel a 7 ans. Il est en voiture avec son père, Lucien, la nouvelle compagne de celui-ci et la fille de cette dernière, O., 17 ans. C’est seulement la deuxième fois que Jean-Michel rencontre O., et la première fois qu’ils partent en vacances ensemble. La Corse est leur destination. Mais sur la route, ils décident de faire une halte d’une nuit dans un hôtel à Avignon. Les parents occupent la chambre 209, les enfants, la 207. Dans la nuit, Lucien et sa compagne sont assassinés avec cinq autres personnes [trois employé·es de l’hôtel, ainsi qu’un jeune couple arrivé tard, ndlr]. Sous le choc, Jean-Michel perd la mémoire.
Les pièces d’un puzzle à jamais inachevé
Si l’affaire n’a jamais été entièrement élucidée, trois hypothèses ont été soulevées : un règlement de compte visant le gérant de l’hôtel, un hold-up qui aurait mal tourné – théorie retenue par l’enquête judiciaire. Et enfin, un mobile diplomatique, car le père de Jean-Michel était consul général de France à Sarrebruck, en Allemagne. Quid des meurtriers ? L’un d’eux, Jacques Gouttenoire, est retrouvé le lendemain du drame criblé de balles dans un canal de la région. Blessé lors de la tuerie, était-il devenu un poids pour ses complices ? L’autre, Jean Roussel, est arrêté quelques jours après sa cavale mais décédera deux ans plus tard, en 1985. Il aurait fait une crise cardiaque dans le fourgon de police qui l’emmenait voir le juge. Lors d’une précédente audition, Jean Roussel avait déclaré que Lucien André était bel et bien visé. Autre fait troublant : « Quelques mois avant notre départ pour la Corse, mon père avait dit à ma mère qu’il ne lui restait plus longtemps à vivre. Surprise, ma mère l’avait interrogé, lui demandant s’il était malade, ce à quoi il avait répondu : “Non, non, tu verras.” C’est un souvenir que ma mère m’a raconté mais qui oriente mon intime conviction sur la piste de l’hypothèse diplomatique », explique Jean-Michel André. Et puis, il y a le changement soudain d’itinéraire. « On ne devait pas dormir à Avignon mais à Aix-en-Provence, apprend-il en se plongeant dans l’enquête judiciaire. Nos parents ont modifié la réservation d’hôtel à la dernière minute. » Mais surtout, en 1996, soit treize ans après le drame, tandis que Jean-Michel a 20 ans et qu’il commence ses études de photographie, son parrain, qui travaille aux Affaires étrangères, lui remet un exemplaire de Paris Match daté du 19 août 1983. La revue avait fait sa couverture sur la tuerie. « Il m’a mis ça entre les mains en m’avouant que mon père, à son insu, avait été “embrigadé dans une sale histoire”, sans développer davantage. » À cette période, souffrant d’amnésie traumatique, Jean-Michel André ne veut pas remuer le passé. Après une enfance et une adolescence « compliquées », il décide de ne pas poser plus de questions. Ce jour-là, en rentrant chez lui, il ouvre le magazine : « Des cadavres, des écrits hyper sensationnalistes, des visages reconnaissables… Atroce. Je l’ai brûlé », se souvient-il. Son parrain décèdera peu de temps après, emportant peut-être avec lui les dernières pièces d’un puzzle à jamais inachevé.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #69.