Le Laser vert est un livre auto-édité qui a donné naissance à un film mêlant photographie et prose. Leurs autrices, Jeanne Grouet et Sajede Sharifi, y dévoilent, avec force et poésie, comment les femmes iraniennes résistent à la censure, à la répression et à l’autorité du gouvernement de la République islamique.
« Pendant de nombreuses années, l’Iran était dans la nuit. Il n’y avait aucun espoir. (…) Mais le Yalda [la nuit la plus longue de l’année, NDLR] de 2022 fut différent. Des quatre coins du pays, nous sommes descendu·es dans la rue, avec le slogan “Femmes, vie, liberté”. L’unité est devenue notre secret pour combattre cette longue obscurité. Elle nous a redonné l’espoir d’atteindre le jour et la lumière, dans un pays libre, où l’égalité et la prospérité pouvaient nous rendre les rêves oubliés pendant cette longue nuit d’une quarantaine d’années. » Sur ces mots de Sajede Sharifi s’achève Le Laser vert, récit d’un embrasement sociétal qui aura gagné tous les âges, toutes les classes sociales et la majorité des villes iraniennes. L’année 2022 restera celle d’un mouvement de protestation inédit, qui a éclaté après la mort en détention de Mahsa Amini, 22 ans, arrêtée par la police des mœurs. Dans cette lignée, à mesure que la colère s’exprime, le pouvoir réprime. Pourtant, à l’abri des regards, la résistance s’organise.
Artiste et commissaire d’exposition franco-iranienne, Sajede Sharifi est à l’origine d’un travail en duo avec sa grande amie, la Française Jeanne Grouet, rencontrée à l’École Nationale Supérieure de Photographie (ENSP) il y a plus de dix ans. Le Laser vert mêle désobéissance civile, résistance publique et privée à l’autorité, à la censure et à la répression du gouvernement de la République islamique. Les images d’intimité y côtoient des photographies de manifestation, avec une grande fluidité. À partir de ces clichés, les deux artistes ont également réalisé un court-métrage, dans lequel la narration est accompagnée des mouvements de la ville de Téhéran, des bruits de foule lors des contestations, des voix des Iraniennes clamant le slogan de la révolution, et d’un hymne de révolte de Shervin Hajipour. Partageant une écriture et une sensibilité communes, elles dévoilent une œuvre engagée, marquée par une puissante colère, et porteuse d’espoir pour l’avenir.
« Femmes, vie, liberté »
En Iran, depuis plus de quarante ans, la plupart des individus est habituée à mener une double vie, d’une manière radicale. « Avant, nous pouvions voyager, et nous avions un mode de vie assez occidental, même si la censure existait, explique Sajede Sharifi. Puis il y a eu ce choc de la révolution islamique, et tout à coup la vie des Iranien·nes fut bouleversée. Ma grand-mère, au moment de la révolution, ne savait plus comment s’habiller, changer ses habitudes était devenu trop difficile. Plusieurs générations ont vécu cela. Nous, à 40 ans, nous portons la culture de nos parents : on danse, on boit, on ne porte pas de voile. Mais on nous apprend, dans le même temps, le mur entre ce que nous pouvons faire à l’intérieur, et ce que nous devons faire à l’école et dans l’espace public. » Sajede Sharifi est à l’origine d’un lieu culturel qui n’existe plus, un espace de création, d’exposition, de rencontres entre artistes du monde entier et de résidence. Il a dû fermer ses portes, car il était considéré comme trop ouvert sur l’international par le régime. En 2019, Jeanne Grouet a été invitée à y mener une résidence d’un mois, lors de laquelle elle a découvert la vie underground et la distinction entre espace public et privé en Iran. Depuis, un élan commun pour dévoiler l’existence souterraine du pays – et amener dans la rue la liberté qui l’anime – les porte l’une et l’autre.
Les images de Sajede Sharifi, capturées de septembre 2022 à février dernier, côtoient celles de Jeanne Grouet, prises lors de son séjour. Si toutes deux interrogent le statut des femmes par rapport à leur environnement, Jeanne Grouet explore en particulier la notion de frontières – géographiques et symboliques – pour révéler l’invisibilité des liens du champ de l’intime. Ses images, elle les capture généralement entre quatre murs, dans des moments de liberté partagés entre proches. Sajede Sharifi, elle, observe les mouvements possibles des femmes en Iran, s’aventure dans les manifestations et photographie la résistance au cœur de la vie extérieure. « Les images de manifestations sont prises de manière cachée, à la hâte, dans un temps tendu. Les photos posées sont prises à l’argentique, dans un temps doux et détendu, libre », décrit Jeanne Grouet. « Ces images réalisées antérieurement ne me semblent prendre vraiment leur sens que maintenant, une fois associées et placées côte à côte avec celles de Sajede. Comme s’il leur manquait quelque chose avant », confie-t-elle.
« Chaque nuit, les gens écrivent des slogans, et chaque matin, les forces les effacent. Ce cycle devient l’une des principales coutumes du mouvement », raconte le récit des deux autrices. Dans une logique de censure et d’étouffement semblable, les règles établies par le régime interdisent les rassemblements de plus de deux personnes dans les rues. Pourtant, le slogan « Femmes, vie, liberté » continue à résonner dans les rues de la ville, à orner les corps et les mains des femmes, à recouvrir les murs et certaines pierres tombales. En particulier, le mouvement s’attaque à la racine même du régime islamique : le voile obligatoire, devenu pour les révolté·es le symbole même de l’oppression et de la soumission à un régime injuste. Jouant avec les esthétiques et les façons de représenter, l’une et l’autre passent de l’expérimentation à la photographie sociale, de la démarche journalistique à l’abstraction. De cet ensemble contrasté, une vision lumineuse se dégage, celle d’un présent foisonnant, fait de désirs et d’une rage insatiable de liberté.