La 54e édition des Rencontres d’Arles interroge dans plusieurs expositions l’idée de réminiscence. Dans Patria, Oleñka Carrasco, lauréate du Prix Photo Folio Review 2022, dévoile un récit visuel poignant sur le décès de son père alors qu’elle se situe à des milliers de kilomètres de son pays natal, le Venezuela. Les archives, les textes et les derniers souvenirs s’entremêlent afin de reconstituer une histoire personnelle à la résonance vertigineuse.
Au cœur du fourmillant lieu culturel arlésien la Croisière, Oleñka Carrasco déploie des bribes de souvenirs recomposés afin de documenter avec créativité et authenticité le processus de deuil de son père puis du pays qui l’a vu grandir. Le 9 juin 2020, la photographe apprend par appel vidéo la mort de son « pater ». La dernière fois qu’elle a pu le voir remonte à 2015, lors de son dernier voyage au Venezuela auprès de ses proches. « Comment vivre sa mort en étant exilée, dans une maison d’enfance qui n’est pas la mienne ? », s’interroge l’artiste installée à Paris. De cette réflexion nait rapidement un constat universel : des milliers d’exilé·es du monde entier font face à la mort. La photographe commence alors à collecter des clichés en noir et blanc avec son appareil.
« Au début, c’était intuitif. Je les gardais comme un processus interne à moi-même. Puis, j’ai ressenti le besoin de me rapprocher de ma propre maison d’enfance. J’ai donc demandé à mon frère de m’envoyer par téléphone des images », se remémore-t-elle. Mais à la réception de ses visuels, l’artiste comprend que ses souvenirs sont altérés. Les images ne sont pas les mêmes que dans sa mémoire. Elle commence à intervenir dessus avec un corrosif puissant visant à les détériorer. « Quand je me suis rendu compte que j’avais ce besoin de détruire l’image, je me suis dit qu’il y avait quelque chose au fond de moi qui va au-delà de mon propre processus de deuil. Je comprends alors que je suis entrain de créer quelque chose qui parle de la mémoire et de l’oubli », confie Oleñka Carrasco.
L’instant de révolte
Alors qu’elle réalisait un doctorat en sciences humaines après plusieurs années d’études en lettres et aux Beaux-Arts, Oleñka Carrasco se voit offrir son premier appareil photo à sténopé. Au même moment, elle reçoit également une machine à écrire. « À l’époque, je travaillais énormément pour ma thèse, j’utilisais le boitier et la machine à écrire pour m’évader. J’écrivais de manière automatique et je mélangeais les images avec le texte. De là sont nés mes premiers albums photographiques, comme un scrapbook. Mais, je ne savais pas que j’étais en train d’écrire un récit visuel », se souvient l’artiste née en 1980 à Puerto Ordaz. Son parcours universitaire lui permet de construire dans Patria, un fil narratif solide et puissant. Les images détruites se connectent à des textes poétiques et des pensées vagabondes tout en dévoilant le processus de deuil avec force et pudeur.
« Quand la tristesse des débuts est passée, j’ai commencé à me replonger dans les archives que je recevais. Puis, j’ai réalisé que je pouvais suivre l’enterrement de mon père à distance », témoigne la photographe qui s’interroge alors sur le rôle de nos téléphones portables. Dans les cimaises de l’exposition, un écran partage la vidéo de la mise en bière de son défunt père. Un évènement qui semble intime, mais que l’artiste a vécu en direct, par le biais de son cellulaire. « J’ai voulu la partager pour qu’on se rende compte de la colorimétrie de ce pays. Mais aussi pour montrer qu’il n’y a même pas de corbillard, mais uniquement un petit camion de chantier, sans aucun endroit pour se recueillir. Cela coûte 800 dollars alors que le SMIC est à quasiment 1 dollar là-bas. Je ne pleurais pas seulement la disparition de mon père, mais plutôt la distance que j’ai prise avec mon pays. Une distance morale bien plus importante que la distance kilométrique », dénonce-t-elle. À la suite de cet évènement marquant et révoltant, Oleñka Carrasco se sent habitée par ce désir de mettre en lumière son histoire personnelle en parallèle de l’effondrement de son pays.
Résilience vitale
Du deuil et de l’exil émanent des émotions violentes et bouleversantes. En 2022, après la vente de la maison, les membres de sa famille quittent le pays et se réfugient aux quatre coins de la planète. Le constat est rude, mais nécessaire : Oleñka Carrasco n’a plus aucune chose qui lui appartient dans son pays d’origine. Les seuls souvenirs qui lui restent sont trois kilos d’archives « qui vont se détruire et disparaitre avec le temps » et 300 grammes de terre provenant de la maison de son enfance. « Maintenant, ce qui a le plus de valeur dans le monde pour moi c’est cette terre placée dans un pot de Vicks Vaporub, c’est le cœur de l’exposition, c’est mon Petit Pays », confie l’artiste avec émotion. Non loin de cet objet précieux, un portrait de famille trône sur le mur. Il a été réalisé la dernière fois où les membres de cette famille se sont retrouvés ensemble, sur une île du Venezuela. Les têtes ont été découpées, « vidées », par la photographe au fur et à mesure que ses proches s’exilaient afin de leur donner une nouvelle vie, ailleurs. Elle conclut avec justesse : « Il y a moins de virulence dans ce dernier chapitre. C’est une forme de résilience. Je ne pouvais pas finir avec la mort, je devais finir avec la vie ».