Laia Abril expose les violences faites aux femmes

25 juillet 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Laia Abril expose les violences faites aux femmes
On Abortion, Obstetric violence © Laia Abril
robe d'une victime de viol
On Rape, Ala Kachuu © Laia Abril

A History of Misogyny – trilogie ambitieuse signée Laia Abril – révèle un portrait complexe et glaçant des violences sociétales faites aux femmes. Une œuvre croisant photos, textes, archives, vidéos, ainsi que des centaines de témoignages. Sa créatrice revient sur la genèse du projet. Cet article est à retrouver dans Fisheye #66.

Fisheye : Qu’est-ce qui a déclenché ton envie de développer A History of Misogyny ? Pourquoi avoir choisi d’aborder l’avortement (On Abortion), le viol (On Rape) et l’hystérie de masse (On Mass Hysteria) ?

Laia Abril : J’ai commencé mes recherches en 2014. Je m’intéressais aux sujets liés à la sexualité, mais ne trouvant rien de pertinent dans les journaux, j’ai décidé qu’il me fallait façonner une histoire de la misogynie qui évoque les différentes violences faites aux femmes. Chaque chapitre a été déclenché par une actualité. Cela a commencé avec On Abortion. Je n’ai jamais envisagé une trilogie – au départ, je partais sur sept chapitres. Cette dénomination est venue de la couverture par la presse de mon projet. Je voulais juste montrer les manières dont la société exerce un contrôle sur les femmes ; de leurs droits reproductifs aux violences sexuelles en passant par l’oppression liée à leur « folie ». Si ces sujets sont variés, ils renvoient tous aux moyens utilisés par la société pour leur ôter des droits.

Ces sujets sont souvent influencés par le poids du patriarcat. Est-ce leur traitement médiatique qui t’as convaincue de travailler dessus ?

J’ai réalisé deux choses : les sujets dont j’aime parler n’intéressent pas vraiment les médias, et lorsque c’est le cas, c’est leur manière de les couvrir qui ne m’intéresse pas. La façon dont on parle des femmes – en photographie, dans le journalisme, etc. – a toujours été une sorte de « méta-élément » de mon travail. J’aime partir du traitement médiatique d’un sujet, le commenter, et montrer comment j’aurais préféré qu’il soit présenté. Le volet On Mass Hysteria, par exemple, est essentiellement une interprétation de la manière dont la société s’est emparée des phénomènes d’hystérie de masse, et la façon dont nous les visualisons à travers elle. Je ne crois pas qu’il y ait eu tant de changements récents dans la représentation de la souffrance des autres – en particulier des femmes – dans les médias.

photo de la série hystérie de masse, Laia Abril
On Mass Hysteria, Chalco © Laia Abril
LaiaAbril
Photographe
« J’ai réalisé deux choses : les sujets dont j’aime parler n’intéressent pas vraiment les médias, et lorsque c’est le cas, c’est leur manière de les couvrir qui ne m’intéresse pas. »
ustensile pour avortement illégal
On Abortion, Coat Hanger © Laia Abril

Tu as travaillé en tant que journaliste. Cela a-t-il influencé ta manière de réaliser des sujets photographiques ?

Je dirais que c’est l’inverse : je suis devenue journaliste à cause de ma personnalité et de ma compréhension du monde ! Je me suis tournée vers l’art faute d’avoir trouvé des réponses. La création est l’outil que j’utilise pour répondre à mes questionnements et visua- liser mes sujets de prédilection. Ma méthodologie est propre à mon caractère : je suis obsessionnelle, curieuse, je veux tout comprendre, croiser des concepts… Ce que le journalisme m’a appris ? L’honnêteté, le protocole, les bonnes pratiques, l’éthique, entre autres. Mais grâce à l’art, je suis plus libre de mes mouvements.

Est-ce aussi pour cette raison que le texte est si présent dans ton travail ?

Ma relation au texte est complexe : en entrant dans l’industrie photographique, on m’a dit qu’il fallait choisir entre l’écrit et les images. Pourtant, j’ai toujours utilisé ces deux éléments à parts égales. Parfois, c’est l’écriture qui provoque la photographie ; parfois, c’est l’inverse. C’est une conversation constante.

Les témoignages font partie intégrante de ton œuvre. Comment es-tu parvenue à entrer en contact avec autant de personnes ?

Les témoignages sont en effet très importants, mais beaucoup de personnes m’aident à obtenir différentes « parties » de mes projets : des objets, des accès à des lieux, des concepts à saisir… Travailler en profondeur nécessite d’être entourée. Parler à une femme ayant avorté illégalement n’est pas la même chose qu’échanger avec la survivante d’un viol… Je fais très attention à ce que je fais. Je prends conseil auprès d’expert·es pour être sûre de ne pas provoquer de traumatismes supplémentaires. Il est primordial de visualiser les différentes strates de ces sujets, d’être respectueuse, éthique. Mais il y a surtout des milliers d’emails envoyés pour trouver ce que je cherche, la bonne personne, m’assurer qu’elle veuille bien participer… Je n’ai aucune idée du nombre de personnes avec qui j’ai communiqué pour ce projet, mais ça se compte en centaines.

LaiaAbril
Photographe
« Je n’ai pas trop d’avis sur le “female gaze”. Je préfère parler du “regard par défaut“ : le regard patriarcal.  »
hystérie de masse au Cambodge
On Mass Hysteria Cambodia © Laia Abril
uniforme porté lors d'un viol militaire
On Rape, Military rape © Laia Abril

La violence de ces récits a-t-elle été difficile à gérer ? Comment maintenir une juste distance ?

Prenez On Rape : les témoignages ne parlent jamais du viol en lui-même, mais plutôt des institutions qui n’ont pas joué leur rôle, d’une culture de l’oppression… Je traite du traumatisme sans vraiment le mentionner. Je montre des éléments permettant de faire avancer notre société tout en gardant une certaine distance vis- à-vis de l’horreur. Pour cela, je cherche des perspectives et des angles encore peu développés.

Que penses-tu de la notion de female gaze ? Est-elle présente dans votre travail ?

Je n’ai pas trop d’avis. Je préfère parler du « regard par défaut » : le regard patriarcal. Nous sommes si influencé·es par cette vision qu’il semble impossible de s’en débarrasser. Il nous faut davantage de temps pour prendre du recul, car je ne pense pas que nous ayons l’espace nécessaire pour saisir l’ampleur de tout ce qui s’est passé ces dernières années. Il est difficile de s’isoler de la société à laquelle nous appartenons, alors je ne sais pas s’il est possible d’avoir un regard féminin aujourd’hui.

A History of Misogyny est-il un projet achevé ?

C’est dur à dire, car ça fait presque dix ans que je travaille dessus. Si je me suis autorisée quelques libertés dans ma pratique, j’ai parfois l’impression de m’être beaucoup éloignée de la genèse du projet. Je crois qu’il est temps que je m’échappe de son égide. Heureusement, je l’ai appelé une histoire de la misogynie : retracer son histoire entière aurait été bien trop ambitieux ! [Rires.] Je pense que lorsque j’organiserai une rétrospective de ce travail, j’inclurai des installations évoquant des sujets annexes, mais néanmoins connectés. Ce sera sans doute le dernier événement englobant tous ces chapitres.

À lire aussi
Fisheye #66 : les femmes qui font la photo
© Jessica Gianelli
Fisheye #66 : les femmes qui font la photo
En parallèle de notre actualité aux Rencontres d’Arles, le début du mois de juillet est aussi marqué par la sortie de notre dernier…
01 juillet 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Dans l’œil de Laia Abril : s’évanouir pour un génocide
© Laia Abril / Courtesy Galerie les Filles du Calvaire
Dans l’œil de Laia Abril : s’évanouir pour un génocide
Cette semaine, plongée dans l’œil de Laia Abril. Exposée jusqu’au 1er octobre au Musée de l’Élysée, la photographe y présente On Mass…
24 juillet 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Dans Paterfamilias, Ada Marino s'émancipe du patriarcat
© Ada Marino
Dans Paterfamilias, Ada Marino s’émancipe du patriarcat
À l’intersection de la photographie et de l’installation, la série Paterfamilias d’Ada Marino, illustre les conséquences et…
13 février 2024   •  
Explorez
Marc Riboud : dix ans de conflit vietnamien dans une exposition
À la sortie de l'école dans un village de la côte, Nord Vietnam, 1969 © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au musée Guimet
Marc Riboud : dix ans de conflit vietnamien dans une exposition
Le musée Guimet des Arts asiatiques et l’association Les Amis de Marc Riboud s’unissent pour présenter l’exposition Marc Riboud –...
Il y a 6 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Basile Pelletier et Sølve Sundsbø conversent : « La curiosité est ma principale source d'inspiration »
Le linge, 2021 © Basile Pelletier
Basile Pelletier et Sølve Sundsbø conversent : « La curiosité est ma principale source d’inspiration »
Le jeune talent Basile Pelletier, 21 ans, ancien élève de la section art et image de l’école Kourtrajmé, échange avec le photographe...
17 avril 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
La sélection Instagram #502 : rebelle un jour, rebelle toujours
© Piotr Pietrus / Instagram
La sélection Instagram #502 : rebelle un jour, rebelle toujours
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine font résistance. Résistance contre l’oppression, contre les diktats, contre les...
15 avril 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Fotohaus Bordeaux 2025 : des existences engagées
© Olivia Gay
Fotohaus Bordeaux 2025 : des existences engagées
La quatrième édition de Fotohaus Bordeaux a commencé. Jusqu’au 27 avril 2025, l’Hôtel de Ragueneau accueille l’événement qui, cette...
12 avril 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
12 expositions photographiques à découvrir en avril 2025
© Delali Ayivi
12 expositions photographiques à découvrir en avril 2025
L’arrivée du printemps fait également fleurir de nombreuses expositions. Pour occuper les journées qui s’allongent ou les week-ends...
Il y a 1 heure   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Marc Riboud : dix ans de conflit vietnamien dans une exposition
À la sortie de l'école dans un village de la côte, Nord Vietnam, 1969 © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au musée Guimet
Marc Riboud : dix ans de conflit vietnamien dans une exposition
Le musée Guimet des Arts asiatiques et l’association Les Amis de Marc Riboud s’unissent pour présenter l’exposition Marc Riboud –...
Il y a 6 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Mikiya Takimoto, en quête d’équilibre
© Mikiya Takimoto
Mikiya Takimoto, en quête d’équilibre
Photographe et chef opérateur japonais, Mikiya Takimoto explore en permanence les possibilités de l’image. Paysages silencieux...
17 avril 2025   •  
Écrit par Milena III
Basile Pelletier et Sølve Sundsbø conversent : « La curiosité est ma principale source d'inspiration »
Le linge, 2021 © Basile Pelletier
Basile Pelletier et Sølve Sundsbø conversent : « La curiosité est ma principale source d’inspiration »
Le jeune talent Basile Pelletier, 21 ans, ancien élève de la section art et image de l’école Kourtrajmé, échange avec le photographe...
17 avril 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas