A History of Misogyny – trilogie ambitieuse signée Laia Abril – révèle un portrait complexe et glaçant des violences sociétales faites aux femmes. Une œuvre croisant photos, textes, archives, vidéos, ainsi que des centaines de témoignages. Sa créatrice revient sur la genèse du projet. Cet article est à retrouver dans Fisheye #66.
Fisheye : Qu’est-ce qui a déclenché ton envie de développer A History of Misogyny ? Pourquoi avoir choisi d’aborder l’avortement (On Abortion), le viol (On Rape) et l’hystérie de masse (On Mass Hysteria) ?
Laia Abril : J’ai commencé mes recherches en 2014. Je m’intéressais aux sujets liés à la sexualité, mais ne trouvant rien de pertinent dans les journaux, j’ai décidé qu’il me fallait façonner une histoire de la misogynie qui évoque les différentes violences faites aux femmes. Chaque chapitre a été déclenché par une actualité. Cela a commencé avec On Abortion. Je n’ai jamais envisagé une trilogie – au départ, je partais sur sept chapitres. Cette dénomination est venue de la couverture par la presse de mon projet. Je voulais juste montrer les manières dont la société exerce un contrôle sur les femmes ; de leurs droits reproductifs aux violences sexuelles en passant par l’oppression liée à leur « folie ». Si ces sujets sont variés, ils renvoient tous aux moyens utilisés par la société pour leur ôter des droits.
Ces sujets sont souvent influencés par le poids du patriarcat. Est-ce leur traitement médiatique qui t’as convaincue de travailler dessus ?
J’ai réalisé deux choses : les sujets dont j’aime parler n’intéressent pas vraiment les médias, et lorsque c’est le cas, c’est leur manière de les couvrir qui ne m’intéresse pas. La façon dont on parle des femmes – en photographie, dans le journalisme, etc. – a toujours été une sorte de « méta-élément » de mon travail. J’aime partir du traitement médiatique d’un sujet, le commenter, et montrer comment j’aurais préféré qu’il soit présenté. Le volet On Mass Hysteria, par exemple, est essentiellement une interprétation de la manière dont la société s’est emparée des phénomènes d’hystérie de masse, et la façon dont nous les visualisons à travers elle. Je ne crois pas qu’il y ait eu tant de changements récents dans la représentation de la souffrance des autres – en particulier des femmes – dans les médias.
« J’ai réalisé deux choses : les sujets dont j’aime parler n’intéressent pas vraiment les médias, et lorsque c’est le cas, c’est leur manière de les couvrir qui ne m’intéresse pas. »
Tu as travaillé en tant que journaliste. Cela a-t-il influencé ta manière de réaliser des sujets photographiques ?
Je dirais que c’est l’inverse : je suis devenue journaliste à cause de ma personnalité et de ma compréhension du monde ! Je me suis tournée vers l’art faute d’avoir trouvé des réponses. La création est l’outil que j’utilise pour répondre à mes questionnements et visua- liser mes sujets de prédilection. Ma méthodologie est propre à mon caractère : je suis obsessionnelle, curieuse, je veux tout comprendre, croiser des concepts… Ce que le journalisme m’a appris ? L’honnêteté, le protocole, les bonnes pratiques, l’éthique, entre autres. Mais grâce à l’art, je suis plus libre de mes mouvements.
Est-ce aussi pour cette raison que le texte est si présent dans ton travail ?
Ma relation au texte est complexe : en entrant dans l’industrie photographique, on m’a dit qu’il fallait choisir entre l’écrit et les images. Pourtant, j’ai toujours utilisé ces deux éléments à parts égales. Parfois, c’est l’écriture qui provoque la photographie ; parfois, c’est l’inverse. C’est une conversation constante.
Les témoignages font partie intégrante de ton œuvre. Comment es-tu parvenue à entrer en contact avec autant de personnes ?
Les témoignages sont en effet très importants, mais beaucoup de personnes m’aident à obtenir différentes « parties » de mes projets : des objets, des accès à des lieux, des concepts à saisir… Travailler en profondeur nécessite d’être entourée. Parler à une femme ayant avorté illégalement n’est pas la même chose qu’échanger avec la survivante d’un viol… Je fais très attention à ce que je fais. Je prends conseil auprès d’expert·es pour être sûre de ne pas provoquer de traumatismes supplémentaires. Il est primordial de visualiser les différentes strates de ces sujets, d’être respectueuse, éthique. Mais il y a surtout des milliers d’emails envoyés pour trouver ce que je cherche, la bonne personne, m’assurer qu’elle veuille bien participer… Je n’ai aucune idée du nombre de personnes avec qui j’ai communiqué pour ce projet, mais ça se compte en centaines.
« Je n’ai pas trop d’avis sur le “female gaze”. Je préfère parler du “regard par défaut“ : le regard patriarcal. »
La violence de ces récits a-t-elle été difficile à gérer ? Comment maintenir une juste distance ?
Prenez On Rape : les témoignages ne parlent jamais du viol en lui-même, mais plutôt des institutions qui n’ont pas joué leur rôle, d’une culture de l’oppression… Je traite du traumatisme sans vraiment le mentionner. Je montre des éléments permettant de faire avancer notre société tout en gardant une certaine distance vis- à-vis de l’horreur. Pour cela, je cherche des perspectives et des angles encore peu développés.
Que penses-tu de la notion de female gaze ? Est-elle présente dans votre travail ?
Je n’ai pas trop d’avis. Je préfère parler du « regard par défaut » : le regard patriarcal. Nous sommes si influencé·es par cette vision qu’il semble impossible de s’en débarrasser. Il nous faut davantage de temps pour prendre du recul, car je ne pense pas que nous ayons l’espace nécessaire pour saisir l’ampleur de tout ce qui s’est passé ces dernières années. Il est difficile de s’isoler de la société à laquelle nous appartenons, alors je ne sais pas s’il est possible d’avoir un regard féminin aujourd’hui.
A History of Misogyny est-il un projet achevé ?
C’est dur à dire, car ça fait presque dix ans que je travaille dessus. Si je me suis autorisée quelques libertés dans ma pratique, j’ai parfois l’impression de m’être beaucoup éloignée de la genèse du projet. Je crois qu’il est temps que je m’échappe de son égide. Heureusement, je l’ai appelé une histoire de la misogynie : retracer son histoire entière aurait été bien trop ambitieux ! [Rires.] Je pense que lorsque j’organiserai une rétrospective de ce travail, j’inclurai des installations évoquant des sujets annexes, mais néanmoins connectés. Ce sera sans doute le dernier événement englobant tous ces chapitres.