FISHEYE : Comment a germé l’idée de cette série ?
Laurent : En 2010 en me baladant à Courbevoie, j’ai découvert une petite ruelle qui semblait figée 50 ans en arrière, la campagne au pied du quartier d’affaires de La Défense. L’endroit semblait irréel. J’ai commencé à photographier un couple âgé avec lequel je sympathisais. Je souhaitais communiquer avec eux, connaître leur vie et tenter de déconstruire cette image parfois dévalorisante du grand âge qui émane de notre société. Il y avait là un sujet à explorer, tant sur le passage des générations que sur l’impact du temps sur l’architecture et les vies qu’elle tente d’harmoniser.
Qu’est-ce qui t’a attiré dans l’architecture des Grands Ensembles ?
Deux quartiers proches de chez moi se sont révélés essentiels dans ma démarche : les Damiers à Courbevoie et les Tours Aillaud à Nanterre. Plus je les photographiais, plus j’étais captivé. Ces bâtiments semblaient exister hors du temps, comme si leur raison d’être oscillait entre futur et passé. J’ai découvert à partir de 2011 d’autres ensembles à l’architecture monumentale et spectaculaire autour de Paris et dans la capitale. Je me suis intéressé à leur histoire, aux origines de leur édification et à la place qu’ils occupent dans la société actuelle. Je suis fasciné par leur urbanisme démesuré et leur allure à la fois brutale et poétique.
Que souhaitais-tu montrer à travers “Souvenir d’un futur” ?
Ces quartiers, conçus entre les années 1950 et 1980 pour résoudre l’accroissement démographique, l’exode rural et accueillir une population immigrée, sont aujourd’hui fréquemment stigmatisés par les médias et marginalisés par l’opinion publique. Loin de cette vision, je me suis ému de la condition des anciens qui ont vieilli là. J’ai souhaité mettre en lumière une génération parfois oubliée. Cet univers semble vieillir doucement et emporter avec lui le souvenir d’une utopie moderniste. À travers cette série, je vise à questionner le spectateur sur l’oubli du grand âge. J’ai aussi voulu créer l’ambiance d’un univers parallèle rétro futuriste et rendre consciemment l’impression de villes vidées de leurs habitants.
Ton projet dure depuis quatre ans: travailler sur le temps long était un choix ou une nécessité ?
Cela permet d’avoir plus de maturité dans un projet, d’être plus précis sur ce que l’on souhaite exprimer à travers l’image tant dans les messages que dans les émotions qu’on espère procurer. Ces quatre années ont été essentielles: il y a eu au départ la découverte du grand format argentique, un outil que je n’avais jamais manié. C’est un monde auquel je me suis ouvert et qui m’a demandé des connaissances techniques. Lorsque je me suis lancé dans ce projet, je faisais de la photographie depuis deux ans en amateur. Je ne pensais pas alors en faire mon métier et je n’avais pas beaucoup d’expérience. J’ai donc appris au fur et à mesure.
Quelles ont-été les différentes étapes de ton projet ?
D’abord il m’a fallu découvrir les Grands Ensembles. Cela n’a pas été facile de progresser à cause de l’insécurité que j’y ressentais parfois. Il fallait connaître le terrain car mon activité était mal perçue par certains jeunes qui m’observaient. Je comprenais bien que je ne pourrais pas mener cette série avec authenticité sans rencontrer les habitants. Je me suis efforcé d’expliquer mon projet. Les maisons de quartiers, les associations, le bouche-à-oreille m’ont permis de connaître des personnes relais avec lesquelles ma présence ne semblait plus suspecte. D’autre part, il me tenait à cœur de trouver des points de vues singuliers et des perspectives insolites. J’ai pensé à prendre de la hauteur. J’ai dû me faire inviter dans les appartements pour découvrir le paysage à partir de leurs balcons. Pour convaincre leurs occupants j’ai dû faire preuve d’audace, de pédagogie et de diplomatie. Cela m’a pris beaucoup de temps et m’a demandé de la patience et de la persévérance.
Comment les personnes âgées ont-elles accueilli cette démarche ?
Beaucoup d’entre elles étaient méfiantes à mon égard. C’était donc un vrai défi d’arriver à leur expliquer le projet, attirer leur attention et les convaincre pour les prendre en photo. Certaines personnes étaient plutôt faciles d’accès et à l’écoute, d’autres en revanche, plus difficiles à cerner dans leur manière d’être et ne se laissaient pas forcément approcher aisément. Parfois je les croisais une première fois sans leur parler puis je revenais un autre jour pour les aborder. C’était vraiment une question de feeling et de ressenti au moment présent.
Finalement, quelle était la démarche la plus efficace ?
Leur parler directement dans la rue. C’était un moyen pour moi de voir le visage de la personne, son allure et ce qu’elle dégageait. Je me dirigeais donc naturellement vers des gens dont le physique éveillait ma curiosité. Une fois les barrières tombées, j’ai pu constater qu’ils avaient un grand besoin d’échanger, de partager leurs souvenirs ou leurs émotions du moment. J’ai pris beaucoup de plaisir à créer une relation de confiance et à arriver à entrer dans leur intimité. Beaucoup m’ont dit qu’ils étaient très étonnés que je mène ce sujet. Claude de Nanterre, 94 ans (à l’époque où je l’ai photographié) me disait : “C‘est étrange car d’habitude les jeunes ne prêtent pas autant d’attention aux personnes seniors. D’ailleurs peu de gens s’intéressent à nous de manière générale. C’est original comme démarche“.
Y a-t-il une photo à laquelle tu tiens particulièrement dans la série ?
Celle de José, l’homme au manteau et bonnet verts m’a marqué. C’est un de mes premiers modèles. Il m’a permis de poser les fondations de ma série. C’est quelqu’un qui m’a beaucoup inspiré car malgré son grand âge, il possède une certaine modernité, un esprit jeune et une personnalité vraiment intemporelle. En 2012 il avait 89 ans. Aujourd’hui, il est âgé de 92 ans et je continue de lui rendre visite dès que je peux.
Tu es lauréat de la Bourse du Talent 2015 : qu’as-tu ressenti en l’apprenant ?
Je ne pensais pas une seconde que je serai choisi comme lauréat. J’espérais éventuellement être nominé comme coup de cœur. A chaque session (reportage, portrait, mode, paysage), il y a ces deux distinctions. J’ai donc été extrêmement touché et heureux d’entendre mon nom d’autant que le niveau des autres candidats était bon.
Qui t’inspire ?
Je dirai : Nadav Kander, Alec Soth, Pieter Hugo, Todd Hido, Naoya Hatakeyama, Alexander Gronsky, Simon Norfolk. L’univers du cinéma a développé mon imaginaire et ma sensibilité, entre autre par le biais de films comme Blade Runner, Brazil ou Metropolis, qui mettent en scène la cité du futur. J’ai également beaucoup apprécié l’esthétique et les ambiances de réalisateurs comme Wong Kar-Wai, des atmosphères de Jean-Pierre Jeunet. Des films d’animation aussi comme Ghost in the Shell, les créations de Hayao Miyazaki ou Sylvain Chomet et ses Triplettes de Belleville et son Illusionniste. C’est aussi à travers le dessin ou la peinture que j’ai pu explorer des mondes captivants comme celui d’Enki Bilal.
Quel est ton prochain projet ?
Je travaille actuellement sur un grand ensemble cette fois-ci vu de l’intérieur. Je ne peux pas en dire plus pour l’instant. Concernant l’avenir j’ai plusieurs sujets de prédilection, je ne continuerai probablement pas à traiter de la génération des seniors car j’ai envie d’explorer d’autres thèmes. Et je n’ai pas encore tout à fait terminé Souvenir d’un Futur. Je continue à faire de nouvelles photos pour l’enrichir.
Comment décrirais-tu ton style en trois mots ?
Humaniste, poétique, architectural.