Sans jamais s’être rencontrées, Adeline Rapon, Flora Nguyen et Lebohang Kganye travaillent toutes trois sur le lourd héritage d’un passé colonial – en Martinique, au Vietnam, au Cameroun et en Afrique du Sud. Se réappropriant les images d’archives au moyen de diverses expérimentations plasticiennes, elles posent sur l’histoire un oeil critique et engagé.
Sur une carte postale, un homme fait manger à sa compagne indochinoise un carré de chocolat – une vision raciste et sexiste diffusée en France à la fin du 19e siècle. Au cœur de photos « intemporelles » du paysage et des peuples camerounais, l’oppression des colonisateurices est invisibilisée. Face à des images d’archives martiniquaises des 19e et 20e siècles, une artiste en quête d’identité réalise qu’elles servent une propagande coloniale. D’origines et de cultures différentes, Flora Nguyen, Lebohang Kganye et Adeline Rapon ont ce point commun de voyager, à travers divers documents et images, dans les méandres du passé colonial. D’en faire surgir, à force de recherches, de rencontres et d’expérimentations, une vision critique, une histoire reconstruite à l’épreuve de l’influence des oppresseur·se·s. Un véritable travail d’ethnologues visuelles dont elles s’acquittent en faisant dialoguer clichés d’époque et pensées contemporaines.
C’est en prenant conscience de leur héritage que les trois femmes photographes se sont lancées dans le développement de leurs œuvres respectives. Pour Lebohang Kgnaye, c’est « la narration personnelle » qui a guidé ses recherches. « J’ai développé mon travail autour de l’Afrique du Sud, mon pays d’origine, de l’apartheid et des conséquences du colonialisme – en cherchant comment ces éléments affectent les identités et les structures familiales », explique-t-elle. Un récit centré sur l’intime dont les nuances inspirent aussi Adeline Rapon. « Je suis fille d’un Martiniquais débarqué en Hexagone à 18 ans, et d’une Corrézienne qui a fui la campagne dans laquelle elle est née pour s’installer à Paris. Et si j’ai l’immense chance d’être allée souvent dans la ferme de mes grands-parents maternels et d’être intarissable sur la majorité des aspects culturels de leur région, je ne peux malheureusement pas en dire autant de la Martinique », explique celle pour qui ce déséquilibre est devenu source d’inspiration. Flora Nguyen, elle, prend conscience du racisme alors qu’elle est encore enfant. « Quand j’étais jeune, à l’école ou dans les transports en commun, on me renvoyait à mon apparence asiatique, alors que je me sentais française avant tout. J’ai découvert que j’étais “différente” dans le regard des autres. Lorsque je suis partie au Vietnam, à la vingtaine, iels ne me considéraient pas comme l’une des leurs non plus : j’avais respiré l’air occidental », explique- t-elle. Touchées par les conséquences d’une guerre, d’une ségrégation ou d’une colonisation, toutes trois s’immergent dans les témoignages, les traces d’un passé relu au prisme d’une pensée dominante. Tradition orale, documentation étrangère, ou tout simplement propagande viennent alors jouer un rôle dans la reconstruction des discours qu’elles s’appliquent à partager.
« Je cherche à savoir si le female gaze colonial diffère du male gaze. Je centre toujours mon travail sur les femmes, ce sont elles qui en sont le cœur, qui racontent. »
Fausses mises en scène et archives réappropriées
Et si des territoires entiers séparent leurs pratiques, les séries des trois artistes se font écho. Dans Fanm Fò, Adeline Rapon expérimente tout d’abord avec l’autoportrait, reprenant des postures de femmes peintes au 19e siècle pour leur offrir une plus grande visibilité, tandis que Flora Nguyen performe en injectant de la facticité dans ses mises en scène. « Je force notamment le trait sur le décor exotique, en mêlant toutes sortes d’objets asiatiques venant de pays différents et en y ajoutant des détails anachroniques », explique-t-elle. Lebohang Kganye, influencée par deux ans passées à travailler dans la production audiovisuelle et la création de scénographies, imagine quant à elle, pour Two Stories of (Hi)stories, des dioramas inspirés par le voyage de la peintre et photographe allemande Marie Pauline Thorbecke, partie en expédition entre 1911 et 1913 avec son mari, photographe lui aussi, au Cameroun. Y infusant les récits récoltés alors qu’elle se rend à son tour dans le pays, elle s’insère dans les images pour mettre en avant une autre narration que celle, omniprésente, des colons. « Les photographies sont pour moi à la fois des documents historiques et des performances. Pour cette raison, j’ai toujours mis en scène mes prises de vue. Cela me permet de questionner ces idéaux, de contester leur prétendue véracité », explique-t-elle.
Une démarche partagée par Adeline Rapon, qui appelle à « s’affranchir de l’image d’archive » : « On se servait des personnes colonisées dans des poses figées, souvent sur un fond de studio, pour raconter une vision propre au photographe – qui était aussi là pour vendre un maximum de prises de vue », rappelle l’autrice. Consciente, elle aussi, du biais raciste des images d’époque, Flora Nguyen revendique plutôt une réappropriation de ces archives. « Elles sont importantes pour les thématiques que je mets en avant. On y voit le regard du colonisateur, la manière dont il a façonné l’imaginaire lié aux femmes indigènes, affichant à la fois un mépris (on craint l’union interraciale) et une vision érotisée et fétichisée de ces femmes », explique l’ancienne avocate devenue artiste visuelle. Alors, comme pour esquisser une nouvelle vision de l’histoire coloniale, elle peint sur les cartes postales et les clichés monochromes, y instaure « une distanciation, une solution pour mettre à distance le réel traumatique, notamment lorsque [j’]utilise des archives documentaires sur la guerre ».
« Je suis à l’intersection de plusieurs choses : femme métisse blanche-noire, qui a pris des années à assumer sa part de négritude et qui en a pris encore plus à s’assumer lesbienne. »
Effacer les traces des violences coloniales
Mais comment parvenir à révéler la violence distillée dans les images de propagande ? Comment donner à voir ce qui reste tabou pour l’ex-empire colonial ? Pour les trois artistes, les recherches sont primordiales et constantes, comme l’affirme Adeline Rapon : « On peut remercier les réseaux sociaux et internet en général pour cette hyper-accessibilité, ajoute-t-elle. Arte, Mediapart, des podcasts, mais aussi des auteurices et créateurices de contenus qui vulgarisent de nombreux sujets. » Invitée par l’Internationale Photoszene Köln à réaliser un travail à partir de ses archives, Lebohang Kganye se plonge elle consciencieusement dans les documents à sa disposition, désireuse d’en apprendre davantage sur un pays, le Cameroun, dont elle n’est pas originaire. Soucieuse de contester « le récit historique des maîtres », elle y voyage entre 2022 et 2023. « J’ai fait des recherches sur ces images, récolté des histoires autour du royaume Bamoun et découvert des œuvres littéraires d’auteurices camerounais·es », explique-t-elle. Enfin, pour Flora Nguyen, « l’investigation historique et sociale occupe au moins la moitié du travail ». Une rigueur qui lui permet de mettre en lumière les nuances les plus subtiles tout en « évitant les procès d’intention ». Cette approche scientifique de la création l’amène à des découvertes glaçantes : « J’ai par exemple appris que l’État français, par l’instauration de BMC – bordels militaires de campagne – a institué et organisé la prostitution de manière quasi-industrielle dès les années 1930. Ces BMC étaient proches des zones de combat, dans les grandes villes. Malheureusement, il n’existe que peu de témoignages des prostituées, dont beaucoup étaient mineures, illettrées, très vulnérables économiquement : c’était leur moyen de survie », confie-t-elle.
Partout, l’héritage historique est sourd, lourd. Il infuse la société contemporaine. Alors, pour ne plus le passer sous silence – ou pour donner la parole aux opprimé·es –, les trois photographes utilisent et transforment les traces visuelles existantes. Dans Lien·s, Adeline Rapon s’émancipe volontairement du portrait colonial figé pour rendre hommage à la communauté LGBTQ+ martiniquaise, ses compositions décadrant le regard comme un appel à la libération face au poids de l’histoire. Lebohang Kganye évince tout colon de ses créations pour mettre en valeur une lecture plus inclusive du passé. Dans ses dioramas, les femmes occupent une place de choix et affirment leur rôle dans la transmission d’un savoir nécessaire. Enfin, à coups de pinceau, Flora Nguyen efface la haine des cartes postales qu’elle trouve. Ici, le sang versé devient une parure dorée, là, la posture prédatrice d’un GI est effacée par une épaisse couche grise n’épargnant que les jambes de sa victime.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #66.
« On voit dans les archives le regard du colonisateur, la manière dont il a façonné l’imaginaire lié aux femmes indigènes, affichant à la fois un mépris (on craint l’union interraciale) et une vision érotisée et fétichisée de ces femmes. »