« On ne parle pas assez de la violence domestique, en particulier dans la communauté LGBTQIA+. Il est tabou, voire inimaginable de penser que deux hommes ou deux femmes en subissent au sein d’un couple. »
En mai dernier paraissait My Truth, un single de Madisine accompagné d’un clip vidéo, dans lequel il est question de violence domestique et d’abus au sein d’un couple homosexuel. La brillante photographe et réalisatrice à l’origine de celui-ci, Lulù Withheld, revient pour Fisheye sur ce thème grave et pourtant bien trop courant.
Fisheye : Pourrais-tu nous présenter My Truth ?
Lulù Withheld : Cette histoire, c’est celle de personnes que je connais. Arthur et Ian sont un jeune couple vivant dans les montagnes. Ils semblent très attachés l’un à l’autre, mais leur relation est déséquilibrée par les rapports de pouvoir et les abus. Arthur est amoureux. Ian est obsédé. L’amour et la patience d’Arthur vont-ils s’épuiser après une nouvelle dispute ? Lorsque Madisine m’a appelée pour ce projet, j’ai écouté la chanson en boucle pendant des jours. Je voulais entrer dans l’histoire, avec prudence, comme il se doit lorsque l’on s’intéresse à un sujet aussi lourd et délicat.
Quel a été son point de départ ?
Il s’agissait initialement de traiter de la manipulation et du narcissisme, qui sont souvent typiques des situations de contrôle et d’abus mental et physique. L’objectif était d’essayer de le faire subtilement, en donnant de l’espace au personnage principal, la victime, pour qu’il puisse vivre ses émotions. D’un point de vue extérieur, il est facile de juger, mais quand on vit dans cette dynamique, il est bien plus difficile de s’en sortir. Un « jeu de massacre » où règnent l’attachement, la codépendance, le contrôle et l’agressivité. Nous avons enfin tenté d’exprimer dans les dernières minutes du clip combien les promesses et les culpabilisations sont courantes dans ce type de relations, où la personne oppressée est toujours en train d’espérer et de croire en un changement possible. On ne parle pas assez de la violence domestique, en particulier dans la communauté LGBTQIA+. Il est tabou, voire inimaginable de penser que deux hommes ou deux femmes en subissent au sein d’un couple. Pourtant, elle touche plus de douze millions de personnes chaque année. Nous avons donc suivi ce chemin, celui que j’ai appelé du « sentiment ». L’émotion, fragile et forte, qui existe et résiste. Celle que nous avons réussi à atteindre est due à la voix et à la musique puissantes de Matteo, ainsi qu’à nos deux acteurs principaux exceptionnels, Emiliano Mondini et Manuel Carlin.
Comment as-tu voulu développer ce thème ?
L’idée vient de la chanson elle-même. Lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, Matthew m’a parlé de quelques-un·es de ses ami·es, dont un couple homosexuel qui avait ce genre de problèmes. Quand on évoque la violence domestique, on l’inscrit souvent dans le cadre – sociologiquement plus fréquent – d’un homme brutalisant une femme. Or, les choses ne se passent pas toujours comme cela.
J’avais déjà abordé la question de la maltraitance dans une œuvre précédente, intitulée Léon était là. Il voyage entre le traumatisme, la mémoire et la catharsis. Je savais, d’expérience, qu’il n’est jamais facile de faire face à ces sentiments. Je me suis efforcée de travailler par soustraction, en capturant ces moments et ces non-dits qui se dissimulent dans les replis des événements. En mettant l’accent sur tous ces « Je t’aime », « Pardonne-moi », « Cela ne se reproduira plus… », et ainsi de suite. Il faut en réalité suivre les paroles de la chanson : « Ne romps pas tes promesses… »
« Il existe toute une série d’émotions indéchiffrables et complexes liées à l’attachement et à la manipulation affective. La cruauté est le contraire de l’amour, et non une expression inarticulée de celui-ci. »
Tu sembles avoir été beaucoup inspirée par le cinéma pour réaliser ce clip…
Notre liste de références comprenait le magnifique et sous-estimé film de John Maybury, L’amour est le diable, dans lequel Francis Bacon, peintre talentueux, ruine sa liaison avec le jeune George Dyer. Nous avons aussi voulu rendre hommage à Happy Together, l’un des chefs-d’œuvre de Wong Kar-Wai, un road movie sur l’histoire mouvementée d’un couple de deux hommes. La violence physique est absente des deux films, mais l’un et l’autre présentent une certaine fureur émotionnelle liée à l’attachement, et une sublimation de l’amour. Mon objectif initial était d’illustrer l’ambiguïté qui existe dans une relation entre deux individus. Au sein de celle-ci, vous pouvez avoir du mal à interpréter la violence, en raison de la diversité des dynamiques impliquées. Le coup de poing au visage n’est pas tout ; c’est simplement le point culminant. Mais il existe toute une série d’émotions indéchiffrables et complexes liées à l’attachement et à la manipulation affective. La cruauté est le contraire de l’amour, et non une expression inarticulée de celui-ci.
Comment peut-on transmettre toutes les nuances d’une relation dans un clip vidéo de quatre minutes ?
Le langage d’un clip étant nécessairement différent de celui du cinéma, il était difficile de transmettre autant de ces subtilités. J’ai donc essayé, en supprimant tout ce qui me paraissait moins utile, et j’ai conservé seulement deux moments. D’abord, les scènes sexuelles, qui commencent par le consentement et la douceur et se terminent par le viol, sont ce que je trouve le plus fascinant. Deuxièmement, lorsque l’opposition d’Arthur se transforme en violence physique de la part de l’autre. J’ai employé ces instants cruciaux pour décrire de manière concise leur relation malsaine. Après avoir atteint le point de non-retour dans le couple, Arthur, en rassemblant tout son courage, décide de partir. Bien qu’il ait le cœur brisé, il choisit de s’éloigner de celui qu’il croit aimer. Il laisse derrière lui les bonnes et les mauvaises choses vécues. Il comprend que la réalité est souvent différente de l’image que l’on se fait de quelqu’un. Il choisit l’espérance. « Les désespéré·es ne se révoltent pas, car la révolution est un acte d’espoir », ai-je déjà entendu.
Comment décrirais-tu ton approche artistique ?
Faire de la photographie est une question de perception, de souffle, de façon d’être. Je dirais que tout dépend de l’histoire que l’on veut raconter. Même si l’on peut penser qu’il n’y a pas de récit, chaque élément contribue à la narration visuelle. Une certaine façon d’utiliser la couleur, laquelle employer, ou l’absence de celle-ci. La manière d’employer la lumière, sa quantité et la méthode pour la courber. Ce qu’il faut exclure du cadre et ce qu’il faut y inclure. Ce qu’il faut montrer et combien il faut montrer. Ce qu’il faut flouter et ce qu’il faut garder net. Il y a très évidemment une part d’instinct dans ces choix, mais il y a aussi une conscience sous-jacente, à la fois dans l’emploi du médium et dans l’intentionnalité de la communication.
Je vais raconter une petite histoire : nous sommes sur un plateau en plein air, sur un pont. Il fait déjà nuit et les lampadaires projettent des cônes de lumière orange, tandis que l’horizon est plongé dans l’obscurité. Dans un long plan-séquence, le personnage principal se déplace et fait face à la caméra. Ses longs cheveux roux sont balayés par le vent. Nous perdons la mise au point au fur et à mesure qu’il se rapproche de nous. Lorsque nous le voyons enfin en gros plan, nous ne parvenons pas à le distinguer réellement, parce qu’il est complètement flou. Seul le paysage derrière lui reste net : le pont, la ligne blanche sur l’asphalte, les arbres et les lampadaires. Mais pas lui. De nombreuses personnes se sont interrogées sur ma décision. Certaines se sont demandées si c’était une erreur. Pour être honnête, montrer l’acteur au public n’était pas mon intention. Le·a spectateur·rice a été forcé·e de rechercher précisément ce qui n’était pas destiné à être dévoilé, ce qui était hors champ. Le mur, la forêt, les arbres et le pont étaient tous à portée de vue, mais le public était constamment attiré par ce que je ne voulais pas lui révéler. L’irréalisabilité de la vision. Ce qui est hors champ est toujours un secret. Comme lorsque vous rayez une partie d’un texte écrit, vous pouvez être sûr que le·a lecteur·rice se concentrera sur le désir de savoir ce qui est inscrit sous ces ratures. Intéressant, n’est-ce pas ?
Qu’est-ce qui t’inspire ?
La vie, les détails. Je suis fascinée par ces petits gestes que l’on fait sans s’en rendre compte. Ce qui éveille particulièrement mon intérêt peut être un bref regard ou un mouvement singulier. Lorsque le coin des lèvres tremble avec un soupçon de sourire, que l’on se coiffe d’une certaine manière, etc. Je suis toujours à la recherche de quelque chose de familier chez les personnes que je représente, pour pénétrer dans l’intimité de leurs moments privés et leur manière de vivre le présent. Même quand ils sont silencieux, les gens partagent encore beaucoup de choses sur eux-mêmes, sans en avoir nécessairement conscience. Quand j’étais enfant, j’aimais regarder ma mère quand elle enlevait ses lunettes et se frottait les yeux avec les deux doigts de la même main, distante, absente et belle. J’adorais observer mon père lorsqu’il conduisait, manœuvrant avec une cigarette allumée entre les lèvres et soufflant la fumée par les narines d’une manière très cinématographique. Tous ces gestes inconscients racontent en quelque sorte des millions de petites vérités sur les gens et leur façon d’être dans le monde.