Absente depuis vingt ans, lorsque Marie Le Gall retourne enfin au Maroc, elle découvre un territoire aussi étranger que familier. À coups d’images, elle esquisse alors une lettre d’amour à son pays d’enfance – un poème visuel traduisant ses sensations.
« À la croisée du documentaire, du récit personnel et de la fiction, ma pratique photographique s’inscrit dans un registre poétique, investissant la notion de territoire intime. Elle donne à voir une sensibilité portée par l’humain. La nécessité de garder une empreinte de mémoire, les détails du quotidien des corps, et l’indispensable lien que j’entretiens avec ce, celles et ceux que je capture », confie Marie Le Gall. Fille d’officier·es dans la Marine nationale, l’artiste grandit entre huit villes, laissant, dans chacune d’elle, une part de son identité. En parallèle d’une maîtrise en lettres à la Sorbonne, puis d’une expérience dans le marketing à Los Angeles, elle développe des projets personnels en continu, le 8e art devenu un fil d’Ariane lui permettant d’unifier un parcours pluriel en racontant l’humain – comme une résonance naturelle de l’autre à soi.
« Ma première rencontre avec le médium s’est faite avec mon obsession pour les albums de ma mère. Son besoin de saisir les souvenirs pour garder une trace de là où nous avons vécu a inspiré ma démarche photographique », poursuit-elle. À l’argentique, Marie Le Gall peint la lumière, qu’elle révèle dans la chambre noire : « ma pratique du tirage fait partie intégrante de ma démarche. Elle me permet de me détacher de la prise de vue et d’investir un nouveau territoire de recherche et de créativité ; une autre réalité », explique-t-elle. Au cœur de cet autre monde qu’elle façonne dans l’obscurité, la photographe parvient alors à transcender sa forme d’expression, à parvenir, par la poésie visuelle, à approcher son objectif : « attendre de l’autre qu’il me livre son récit intime autrement que par le dévoilement de son corps ».
Retour au Maroc
Il y a plus d’un an, alors que Marie Le Gall entreprend un périple de 680 kilomètres à pied vers Saint-Jacques de Compostelle, un événement violent fait basculer son aventure, et son existence. « Un an s’est écoulé depuis, au cours duquel je suis repartie dans cinq des huit villes où j’ai grandi, en quête de traces, de bouts de mon histoire à recoller pour réparer », explique-t-elle. C’est ainsi qu’elle redécouvre le Maroc, après vingt ans d’absence. Un retour attendu, qui la confronte à des sensations contradictoires : au soulagement de retrouver une terre anciennement habitée se conjugue l’étrange impression d’être devenue une étrangère dans un espace familier.
Alors, comme pour se réapproprier l’espace image par image, l’artiste se plonge dans les ombres, d’où elle fait émerger des lueurs, des points d’ancrage, des envolées d’oiseaux – ces fragments qui accrochent le regard, tout comme son corps au territoire. « Ce ne sont pas les images de la médina ni des portraits de personnes avec qui je n’aurais pas créé de liens, pas non plus celles de paysages qui répondent à ce que le Maroc peut être dans l’inconscient collectif qui m’intéressent. Je tente de creuser le lien qui me tient à ce pays et qui, depuis mon retour, m’habite et me répare », confie-t-elle.
Partager les sensations
Consciente qu’il lui faut reconstruire, tendre la main, elle apprend le darija, vit en communauté, pose des questions, se plonge dans cette culture qu’elle réapprivoise avec plaisir. Inspirée par Denis Dailleux et sa connexion à l’Égypte, Marie Le Gall accueille l’obsession. Des clairs-obscurs qu’elle souligne aux plumages chatoyants des oiseaux qui rythment ses clichés – « une manière d’invoquer une mémoire fugueuse au pied des légèretés, comme leur vol dans le ciel que je cherche à attraper », précise-t-elle – la photographe trace une calligraphie dans les paysages, écrit une lettre d’amour à son pays d’enfance.
Loin d’un simple récit documentaire, son Maroc déploie son aura dans le monde des songes. Partout, les détails tranchent avec le noir prédominant, comme des éclats d’étoile dans la nuit – celles qui guident l’œil de Marie Le Gall. La croupe d’un cheval, la courbe d’une nuque, le blanc cassé d’un tissu noué, le bec doré d’un animal ou les rides d’une main… Dans une mosaïque colorée, les détails se fondent les uns dans les autres, infimes, mais symboliques. Convoqués pour traduire une intention, pour lustrer la mémoire. Comme une balade dans un bain de souvenirs, les images se font chaudes, veloutées. Elles deviennent des ponctuations restructurant l’odyssée d’un retour attendu, pour partager l’expérience aux autres, dans un dialecte universel.