Dans une salle vide, un corps s’efface. Au microscope, des cellules croissent. Partout, les plantes se fanent, les grottes semblent se prolonger. Le néant domine, et avec lui, la solitude toute puissante. Après cinq fausses couches, Marie-Pierre Cravedi a débuté À quoi ont-ils pensé quand tout est devenu noir ? . Une série profondément intime explorant son état psychique au lendemain de l’épreuve traumatisante. Se tournant vers l’abstrait pour dire la tristesse, l’incompréhension, la violence, l’artiste métaphorise son expérience, à la manière d’un journal symbolique destiné à expier la douleur. Entretien.
Fisheye : Quel est le socle de ton travail photographique ?
Marie-Pierre Cravedi : Je me suis d’abord formé à la Sorbonne, dans un Bachelor de cinéma, puis j’ai fait un master de photographie à l’école Efti à Madrid et enfin, un master en direction artistique à l’ECAL. Dans mon travail photographique, je m’intéresse à la mémoire, aux liens familiaux, aux transmissions et à la manière dont la mémoire se brouille.
Que souhaites-tu explorer à travers tes images ?
La photographie m’a permis au départ de garder des traces et d’assimiler des expériences que je n’arrivais pas à intégrer au moment où je les vivais. Je souhaitais raconter des histoires, créer des narrations. Je fonctionne par séries : j’aime quand les images dialoguent, se contredisent, ajoutent des couches au récit… Je suis aussi particulièrement intéressée par l’entrelacement de la fiction et du documentaire. Aujourd’hui, mon approche s’est transformée : l’écriture prend de plus en plus d’importance, les thématiques restent similaires, mais la forme évolue.
Comment est né À quoi ont-ils pensé quand tout est devenu noir ?
Après cinq fausses couches, j’ai eu la chance d’être accueillie dans une résidence d’artistes de cinq semaines au Moulin des Arts à Saint-Rémy, en Aveyron. J’avais éprouvé le besoin de créer à partir des expériences vécues, sans savoir si ce serait par le biais de la photographie, de l’écriture ou d’autres médiums. Certaine que je n’exposerais pas ce travail par la suite, je me suis sentie très libre, seul le geste importait. La fabrication des visuels semblait suffisante à me réparer.
« J’accueillais les accidents, j’avais besoin de renouer avec la perte de contrôle vécue. »
Comment t’y es-tu prise ?
Au départ, il me semblait impossible de transposer en images ce que j’avais vécu. Seule dans le lieu de résidence, j’ai placé mon corps au centre de la création. L’appareil photo m’a autorisée à aller à la rencontre de moi-même et de mes sensations corporelles. De chercher les composantes non assimilées de ces expériences. Ma pratique s’est alors éloignée de mes séries passées, que je réalisais en moyen format argentique. Si certaines images sont tout de même créées à partir de cet outil, j’ai ressenti le besoin de construire de mes propres mains mon boîtier, un sténopé, à base de boîte d’allumettes. J’ai aussi utilisé des sténopés en bois qui accueillent du papier photosensible que je développais juste après la prise de vue. Le cyanotype m’a également permis d’établir un lien physique direct entre l’objet réel et son image. Le deuil que j’étais en train de vivre m’a amené à travailler avec mon corps, mais également avec des animaux morts, des fruits… J’explorais la manière dont le temps affecte ces éléments.
Quelques mois après avoir créé la série, j’ai eu assez de distance pour accepter de montrer le projet pour lequel j’ai gagné le prix Near en Suisse. C’est comme ça que j’ai commencé à le rendre visible.
Dans cette série, tu t’affranchis du concret pour te concentrer sur des compositions plus abstraites et symboliques, pourquoi ?
Le rapport entre le concret et l’abstrait prend toute son importance lorsque l’on traite de grossesses arrêtées. Ce sont des événements qui ont surgi alors que la grossesse était encore très peu visible. Physiquement, les fausses couches étaient difficiles à vivre, mais rien en comparaison avec l’impact considérable sur ma santé mentale. Au début du travail, les compositions concrètes étaient majoritaires, parce que j’avais besoin de l’image comme témoin de l’expérience. Il y avait même des photos assez dures…
Mais plus la création photographique avançait, plus les images abstraites prenaient de l’ampleur. Ce qui m’a intéressée par la suite, c’était plutôt de rendre compte de l’état psychique dans lequel je m’étais trouvée, en m’éloignant du réel. Les longs temps de pose – liés aux outils utilisés notamment – m’ont aidée. J’accueillais les accidents, j’avais besoin de renouer avec la perte de contrôle vécue. Toute la subtilité a finalement résidé dans le choix et l’organisation de la séquence d’images que je partagerais.
La notion de vide est également omniprésente dans tes créations, comment as-tu conçu tes mises en scène ?
Dans l’expérience des grossesses arrêtées, c’est le vide qui a été le plus harassant – juste après la sensation de la vie en moi. Au départ, il me semblait difficile de transposer visuellement l’intensité de ce que j’avais vécu. J’ai fonctionné par intuition, par ricochet. D’une image, j’avais l’idée d’une autre. Je déroulais le fil tout en créant. En ajoutant des photos, ces expériences, très peu visibles, commençaient à exister. C’était très apaisant. Dans cette série comme dans des travaux antérieurs, d’ailleurs, l’absence m’obsède. Ce qui ne se voit pas.
En quoi réaliser ce travail t’a aidée ?
Il m’a aidée à la fois à affronter ces expériences et à les mettre à distance. La photographie a le pouvoir de me mettre en lien avec l’objet au moment de la prise de vue, de le faire disparaître, de le faire réapparaître au moment du développement, puis au moment où je regarde les images. Je développais moi-même certaines photographies juste après la prise de vue, ce qui influençait la suite du projet. En revanche, je ne voyais certaines images que plusieurs semaines après la résidence. À chaque découverte et visionnage, le lien avec les expériences vécues évolue. Étant modèle et photographe, j’ai acquis une place alors que j’avais l’impression de n’avoir eu aucune prise sur les grossesses arrêtées. Ce projet m’a également fait évoluer dans mon rapport à la photographie et dans la part d’intuition lors des projets créatifs.
T’a-t-il fallu du temps pour venir à bout d’un tel travail ? Celui-ci a-t-il influencé ton processus créatif ?
Oui. Avant d’aller en résidence, j’avais déjà réalisé des images, principalement au moment de vivre les fausses couches. Elles étaient le témoin de ce que je vivais, le journal intime. Puis, lors de la résidence d’artiste, j’ai réalisé le cœur du travail. J’avais déjà quelques mois de distance avec les événements, j’étais sortie de l’état de sidération, je pouvais plonger dans la création. Après cette résidence, j’ai eu besoin de deux à trois mois pour affronter les images créées. J’ai réalisé quelques prises de vue additionnelles. Il m’a fallu ensuite quelques mois supplémentaires pour créer la séquence, mettre de l’ordre, agencer… C’est ce qui me prend le plus de temps. En tout, je dirais que la série a pris deux à trois ans pour se construire. Par la suite, la préparation de son exposition m’a amenée à la penser pour les murs d’une galerie.
Un dernier mot ?
Oui, j’aimerais vous partager d’autres œuvres sur le thème des grossesses arrêtées. La bande dessinée C’est déjà maintenant qu’on se quitte : Récit d’une fausse couche d’Anna Lentzner, le récit Et le goudron le dispute aux sables mouvants de Charlie Baleine et l’essai Lettres d’hiver, lettres d’été de Maaï Youssef et Lucille Dupré. J’aurais aimé croiser ces trois livres pendant que je vivais les grossesses arrêtées !