Nader Bahsoun, au croisement des médiums et des mémoires

Nader Bahsoun, au croisement des médiums et des mémoires
© Nader Bahsoun
Enfant allongé par terre avec deux mains sur ses yeux
© Nader Bahsoun

Photographe et vidéaste sud-libanais, Nader Bahsoun explore les liens entre mémoire, résistance et transmission dans des territoires marqués par la guerre et l’exil. À travers l’image, il interroge ce qui persiste, ce qui se fragmente, ce qui se rejoue. Nous avons pu rencontrer l’artiste, qui revient sur son parcours et sur trois séries majeures – The Bleed, Southern Birds et I Was Never – entre rituels collectifs, enfance au seuil et révoltes populaires.

Photographe, vidéaste et performeur libanais, Nader Bahsoun tisse son œuvre entre image fixe et mouvement, corps et territoire, mémoire intime et histoire collective. « Photographie, cinéma et performance ne sont pas des pratiques séparées pour moi – elles forment un continuum », explique-t-il. Ce dialogue entre médiums reflète un désir de « capturer l’éphémère », tout en s’ouvrant à une forme de narration plus étendue : « Le cinéma est l’aboutissement de toutes ces pratiques. Il me permet d’étirer le temps, de chercher une vérité plus profonde – pas dans une seule image, mais dans des milliers. » Né à Tyr, au sud du Liban, Nader Bahsoun ancre son travail dans l’expérience du déplacement et de la perte. La destruction de la maison familiale pendant un conflit armé avec Israël marque un tournant dans sa pratique. « Je suis attiré par la mémoire et la fragmentation à cause d’un profond sentiment personnel et culturel de déracinement – un mélange de nostalgie et de perte. » L’image devient alors un outil d’archéologie intime : « La photographie est essentielle pour réassembler les fragments. Elle reconstruit des récits que les mots seuls ne suffisent pas à porter. » Cette volonté de résister à l’effacement prend une dimension politique. Dans un contexte moyen-oriental saturé de récits instrumentalisés, l’artiste revendique une pratique de l’image comme espace de ralentissement et de réflexion : « La résistance comme langage visuel, c’est ralentir. C’est refuser d’esthétiser la souffrance ou d’emballer le traumatisme pour des publics distants. » Il s’agit de « créer des images qui demandent quelque chose au regardeur », d’« élever la résistance d’un simple acte à une condition vécue ».

Personnes dans la rue en noir et blanc
© Nader Bahsoun
Foule dans la rue au Liban
© Nader Bahsoun
Enfant couché sur une voiture
© Nader Bahsoun

Photographies prophétiques et poétiques

Trois séries emblématiques illustrent cette approche : The Bleed, centrée sur les rituels d’Ashura à Tyr, Southern Birds, un travail poétique autour de l’enfance, et I Was Never, un court-métrage qui confronte deux moments clés de l’histoire libanaise contemporaine. Dans The Bleed, Nader Bahsoun photographie les cérémonies de tatbir, où les participant·es se flagellent jusqu’au sang. Mais il choisit le noir et blanc, évacuant la couleur rouge pour interroger plus finement les émotions : « Le noir et blanc détourne le regard du sang pour se concentrer sur des réalités plus subtiles : des transes, des hésitations, la limite entre croyance et performance. » Une image saisit cette tension : « Un homme en vêtements ensanglantés, figé par la stupeur, à côté d’un autre, en joie – le deuil et la célébration réunis. »

Cette ambiguïté traverse aussi son rapport à l’enfance, omniprésente dans ses photographies. Nader Bahsoun s’attache à la figure de l’enfant comme « figure du seuil », ni tout à fait absorbée par le monde adulte, ni complètement extérieure. « Les enfants incarnent des vérités profondes. Ils absorbent les projections du monde adulte tout en gardant quelque chose de propre », explique-t-il. Il travaille dans l’intimité de leurs jeux, « non comme un observateur, mais comme un participant », captant ce moment où la fiction se mêle au réel. Une image le hante : celle d’un petit mimant la guerre, « portant en miniature les poids du monde adulte ». Cette exploration prend une forme particulièrement sensible dans Southern Birds, une série réalisée dans les rues du Sud-Liban, où les enfants deviennent les vecteurs d’une mémoire en mouvement, mêlant innocence, performativité et rémanence de la violence. À travers elleux, l’artiste interroge la transmission intergénérationnelle des traumatismes, mais aussi leur possible réinvention.

Enfin, I Was Never propose une relecture critique du passé libanais à travers des images d’archives juxtaposées. Le film croise la libération du Sud, en 2000, avec la révolution de 2019 dans un montage volontairement instable. « Les images manipulées obligent le ou la regardeur·se à remettre en question la réalité. Elles révèlent la fragilité des promesses passées et l’innocence d’un peuple face à l’échec politique. » Le résultat est un geste de transmission autant qu’un acte de défi. Pour Nader Bahsoun, chaque photographie est à la fois fragment et prophétie. « Ces images parlent du passé, mais aussi de futurs spéculatifs – visions de résilience ou de renaissance », assure-t-il. Il fait de l’image une matière vivante, traversée de mémoire, d’oubli, de douleur, mais aussi de possibles.

Image de foule dans la rue
© Nader Bahsoun
Portrait d'une personne avec de la peinture sur le visage
© Nader Bahsoun
Femme qui fume
© Nader Bahsoun
Deux amies
© Nader Bahsoun
À lire aussi
Beyrouth ne meurt jamais, les contrastes du Liban en diptyques
© Yuksek
Beyrouth ne meurt jamais, les contrastes du Liban en diptyques
À l’occasion de la Biennale d’Aix-en-Provence, la Chapelle des Andrettes accueille, du 21 septembre au 12 octobre, Beyrouth ne…
06 août 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
À l'Abbaye de Jumièges, le Liban se raconte pour guérir
À l’Abbaye de Jumièges, le Liban se raconte pour guérir
Dans le cadre de ses actions de coopération avec le Liban, la région de la Seine-Maritime inaugure une saison dédiée à l’art libanais….
02 août 2022   •  
Écrit par Ana Corderot
Tisser des liens, capter des mondes : le regard de Noémie de Bellaigue
© Noémie de Bellaigue
Tisser des liens, capter des mondes : le regard de Noémie de Bellaigue
Photographe et journaliste, Noémie de Bellaigue capture des récits intimes à travers ses images, tissant des liens avec celles et ceux…
15 février 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Explorez
Fabiola Ferrero : des abeilles et des hommes
I Can’t Hear the Birds © Fabiola Ferrero
Fabiola Ferrero : des abeilles et des hommes
La photographe et journaliste Fabiola Ferrero retourne au Venezuela et ravive la mémoire collective de son pays qui entre 2014 et 2020 a...
Il y a 3 heures   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 
© Charbel Alkhoury
Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 
Avec Not Here Not There, l’artiste visuel libanais Charbel Alkhoury propose un ouvrage bouleversant, à mi-chemin entre mémoire intime et...
08 août 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Chloe Sharrock : chants de bataille
© Chloe Sharrock / MYOP
Chloe Sharrock : chants de bataille
Photojournaliste de profession, Chloe Sharrock a couvert de nombreux conflits. Dans Il hurlait encore, la membre de l’agence MYOP...
07 août 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Visa pour l’image 2025 : récits d’un monde en crise
Des chèvres se tiennent près d’une maison alors que l’incendie de Thompson progresse à Oroville. 2 juillet 2024. © Josh Edelson / AFP
Visa pour l’image 2025 : récits d’un monde en crise
Du 30 août au 14 septembre 2025, Perpignan accueille la 37e édition de Visa pour l’image, le grand rendez-vous international du...
06 août 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Fabiola Ferrero : des abeilles et des hommes
I Can’t Hear the Birds © Fabiola Ferrero
Fabiola Ferrero : des abeilles et des hommes
La photographe et journaliste Fabiola Ferrero retourne au Venezuela et ravive la mémoire collective de son pays qui entre 2014 et 2020 a...
Il y a 3 heures   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Sarah Moon, expérimentations et ville engloutie : dans la photothèque de Sophie Alyz
Un ou une artiste que tu admires par-dessus tout ? © Sophie Alyz
Sarah Moon, expérimentations et ville engloutie : dans la photothèque de Sophie Alyz
Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les artistes des pages de Fisheye reviennent sur les œuvres et les...
13 août 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Du silence aux images : le mentorat des Filles de la photo
© Claire Delfino
Du silence aux images : le mentorat des Filles de la photo
Quand la photographie devient le lieu d’un tissage mémoriel, politique et sensible, le mentorat des Filles de la Photo affirme toute sa...
12 août 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
La sélection Instagram #519 : évasion infinie
© Giorgia Pastorelli / Instagram
La sélection Instagram #519 : évasion infinie
Liberté. Ce mot résonne avec le clairon de l’été. Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine célèbrent la douceur et le...
12 août 2025   •  
Écrit par Marie Baranger