Photographe et vidéaste franco-libanais, Nader Bahsoun explore les liens entre mémoire, résistance et transmission dans des territoires marqués par la guerre et l’exil. À travers l’image, il interroge ce qui persiste, ce qui se fragmente, ce qui se rejoue. Nous avons pu rencontrer l’artiste, qui revient sur son parcours et sur trois séries majeures – The Bleed, Southern Birds et I Was Never – entre rituels collectifs, enfance au seuil et révoltes populaires.
Photographe, vidéaste et performeur franco-libanais, Nader Bahsoun tisse son œuvre entre image fixe et mouvement, corps et territoire, mémoire intime et histoire collective. « Photographie, cinéma et performance ne sont pas des pratiques séparées pour moi – elles forment un continuum », explique-t-il. Ce dialogue entre médiums reflète un désir de « capturer l’éphémère », tout en s’ouvrant à une forme de narration plus étendue : « Le cinéma est l’aboutissement de toutes ces pratiques. Il me permet d’étirer le temps, de chercher une vérité plus profonde – pas dans une seule image, mais dans des milliers. » Né à Tyr, au sud du Liban, Nader Bahsoun ancre son travail dans l’expérience du déplacement et de la perte. La destruction de la maison familiale pendant un conflit armé avec Israël marque un tournant dans sa pratique. « Je suis attiré par la mémoire et la fragmentation à cause d’un profond sentiment personnel et culturel de déracinement – un mélange de nostalgie et de perte. » L’image devient alors un outil d’archéologie intime : « La photographie est essentielle pour réassembler les fragments. Elle reconstruit des récits que les mots seuls ne suffisent pas à porter. » Cette volonté de résister à l’effacement prend une dimension politique. Dans un contexte moyen-oriental saturé de récits instrumentalisés, l’artiste revendique une pratique de l’image comme espace de ralentissement et de réflexion : « La résistance comme langage visuel, c’est ralentir. C’est refuser d’esthétiser la souffrance ou d’emballer le traumatisme pour des publics distants. » Il s’agit de « créer des images qui demandent quelque chose au regardeur », d’« élever la résistance d’un simple acte à une condition vécue ».
Photographies prophétiques et poétiques
Trois séries emblématiques illustrent cette approche : The Bleed, centrée sur les rituels d’Ashura à Tyr, Southern Birds, un travail poétique autour de l’enfance, et I Was Never, un court-métrage qui confronte deux moments clés de l’histoire libanaise contemporaine. Dans The Bleed, Nader Bahsoun photographie les cérémonies de tatbir, où les participant·es se flagellent jusqu’au sang. Mais il choisit le noir et blanc, évacuant la couleur rouge pour interroger plus finement les émotions : « Le noir et blanc détourne le regard du sang pour se concentrer sur des réalités plus subtiles : des transes, des hésitations, la limite entre croyance et performance. » Une image saisit cette tension : « Un homme en vêtements ensanglantés, figé par la stupeur, à côté d’un autre, en joie – le deuil et la célébration réunis. »
Cette ambiguïté traverse aussi son rapport à l’enfance, omniprésente dans ses photographies. Nader Bahsoun s’attache à la figure de l’enfant comme « figure du seuil », ni tout à fait absorbée par le monde adulte, ni complètement extérieure. « Les enfants incarnent des vérités profondes. Ils absorbent les projections du monde adulte tout en gardant quelque chose de propre », explique-t-il. Il travaille dans l’intimité de leurs jeux, « non comme un observateur, mais comme un participant », captant ce moment où la fiction se mêle au réel. Une image le hante : celle d’un petit mimant la guerre, « portant en miniature les poids du monde adulte ». Cette exploration prend une forme particulièrement sensible dans Southern Birds, une série réalisée dans les rues du Sud-Liban, où les enfants deviennent les vecteurs d’une mémoire en mouvement, mêlant innocence, performativité et rémanence de la violence. À travers elleux, l’artiste interroge la transmission intergénérationnelle des traumatismes, mais aussi leur possible réinvention.
Enfin, I Was Never propose une relecture critique du passé libanais à travers des images d’archives juxtaposées. Le film croise la libération du Sud, en 2000, avec la révolution de 2019 dans un montage volontairement instable. « Les images manipulées obligent le ou la regardeur·se à remettre en question la réalité. Elles révèlent la fragilité des promesses passées et l’innocence d’un peuple face à l’échec politique. » Le résultat est un geste de transmission autant qu’un acte de défi. Pour Nader Bahsoun, chaque photographie est à la fois fragment et prophétie. « Ces images parlent du passé, mais aussi de futurs spéculatifs – visions de résilience ou de renaissance », assure-t-il. Il fait de l’image une matière vivante, traversée de mémoire, d’oubli, de douleur, mais aussi de possibles.