Dans Necromancer, un récit monochrome aux frontières du monde spirituel, Inuuteq Storch illustre les coutumes de ses ancêtres, tout en soulignant l’oppression de l’isolement au Groenland, en pleine pandémie.
Une maison faite de bois, des balançoires abandonnées ployant sous la bourrasque, des flocons décomposés imprimant sur le sol un épais tapis blanc, des troncs d’arbres devenus éclairs, leur écorce blanche contrastant avec le noir de la nuit… Dans la noirceur de Necromancer – l’obscurité revenant, comme une ponctuation, sur chaque page gauche de l’ouvrage – les détails tranchent, blêmes et fantomatiques. Ils déchirent l’enveloppe sombre du froid comme de l’enfermement, ils s’émancipent du réel. Çà et là, quelques visages apparaissent, pour tenter de définir l’espace, mais la plupart des silhouettes restent anonymes. Cachées par d’épais manteaux, des capuches de fourrure protectrices, elles déambulent, se perdent, survivent dans un environnement hostile. Partout, la neige, la glace, la tempête. Un monde qui fige, qui enlise les corps et fait crier les muscles lorsqu’ils se gainent pour fuir au plus vite.
Originaire de Sisimiut, au Groenland, Inuuteq Storch s’est formé au Centre of Photography et New York et à l’école Fatamorgana de Copenhague avant de retourner s’installer dans sa ville de naissance. Là-bas, il construit des ensembles d’images inspirés par le territoire et son héritage. En couleur comme en noir et blanc, il s’attache à montrer l’indicible, à révéler les nuances muettes qui composent un lieu, les histoires qui les traversent. Imaginée durant la propagation du Covid, Necromancer ne déroge pas à cette règle. « Cette série s’est nourrie de deux émotions : une sensation de nostalgie liée aux royaumes que mes ancêtres arpentaient et l’impression d’impuissance ressenti durant le confinement. Toutes deux étaient interconnectées et ont créé cette esthétique particulière », explique l’auteur.
224 pages
350 DKK
Nous permettre de rester en vie
Un noir et blanc intense aux contrastes tranchés, un grain omniprésent, gommant les détails, convoquant l’abstraction. L’ouvrage d’Inuuteq Storch, édité par Marrow Press, est une ode aux croyances mystiques, aux récits chamaniques inhérents à la culture groenlandaise. Une richesse que les populations contemporaines perdent peu à peu, à mesure que le monde évolue. « Nous avons toujours cette connexion, mais on ne s’en sert plus comme avant », déplore-t-il. Alors, comme pour convoquer les spectres du passé, l’artiste efface toute temporalité de ses images, plonge dans les fragments d’une mémoire chorale d’où émanent des chants occultes, des mystères inassouvis. Transcendés par une écriture marquée, les clichés d’Inuuteq Storch se veulent violents, poignants. La pâleur des peaux se mêle à celle de la nature enneigée, toute notion de textures oubliée, pour offrir aux regardeur·ses des fragments opalins dans une nuit propice aux rêves tourmentés.
Une atmosphère inspirée par les coutumes des anciennes tribus du Groenland. « Elles avaient notamment pour habitude de terrifier les chiots en utilisant un son spécifique, afin qu’ils prennent l’habitude, à l’écoute de ce son, de courir en direction de leur maison pour survivre. Il ne fallait y avoir recours qu’en cas d’extrême urgence, pour échapper par exemple à une couche de glace qui se fissure. Car si les chiens restaient immobiles, eux comme leurs maîtres·ses étaient condamné·es à mourir de froid dans l’océan… Il faut comprendre que ces méthodes, bien que crues et dures, nous ont permis de rester en vie », explique le photographe. Évoquant presque un roman graphique fait d’émotions viscérales, et de dialogues invisibles, Necromancer s’impose comme un objet lévitant entre les espaces et les époques. Au cœur des pages, la rudesse des conditions météorologiques, l’isolement dû à l’épidémie, les intérieurs rassurants et les extérieurs dangereux, le réel le plus trivial, les errances et envolées spirituelles. Autant de pistes qu’il nous faut explorer, abrité·es de la morsure du froid, pour imaginer le sentir mordre nos joues, crisper nos épaules et faire vibrer notre imaginaire.