Nicolas Lebeau, reprendre le contrôle des images

17 avril 2024   •  
Écrit par Ana Corderot
Nicolas Lebeau, reprendre le contrôle des images
© Nicolas Lebeau
© Nicolas Lebeau

Avec Voltar A Viver (« Retourner à la vie », en français), Nicolas Lebeau questionne notre rapport aux images en puisant aussi bien dans son fond personnel que dans des archives. Les rêves, le sentiment d’inadaptation à un monde où règne l’apathie, la résistance à la surexposition aux images et à leur saturation, sont autant d’éléments qui viennent hanter son œuvre. Rencontre.

Fisheye : Peux-tu te présenter ?

Nicolas Lebeau : Je m’appelle Nicolas Lebeau, je suis franco-brésilien. J’ai appris la photographie en autodidacte. Pour l’intégrer dans une pratique artistique plus ample et canaliser une certaine énergie, j’ai décidé d’étudier à l’École Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy où je suis actuellement en dernière année.

Quel a été ton premier souvenir en photographie ?

Je ne viens pas d’un milieu où l’on s’intéressait nécessairement aux arts. Ma culture visuelle est née avec les magazines et les vidéos de skateboard. Quand j’étais adolescent, mes héros étaient des skaters plus âgés que je voyais sur les spots de banlieue parisienne et qui avaient un blog. Ils documentaient leurs aventures en mélangeant images et textes. Un jour, j’ai sauté le pas et j’ai acheté un ancien reflex argentique sur leboncoin. J’ai tout appris par le biais des forums internet. Je passais mes journées dans la rue à photographier au lieu d’aller à l’école, et le soir je rentrais chez mes parents développer mes films dans la salle de bain. 

Pourrais-tu revenir sur la genèse de ta série Voltar A Viver ?

Ce projet, qui est toujours en cours, est né il y a environ un an. Je réfléchissais beaucoup à l’emprise qu’a la technique sur nos vies, aux questions de surveillance, d’image informationnelle et utilitaire et je me demandais comment produire des images qui résistent à tout cela. C’était aussi un moment où je me sentais bloqué en France, dans un Occident énervé, épuisé, et où je cherchais de plus en plus à me rapprocher de mes origines brésiliennes. 

Dans le cadre de mes études, j’ai eu la chance de pouvoir faire un échange de six mois à Rio de Janeiro, au Brésil, et donc y vivre pour la première fois. C’est là-bas que toutes ces intuitions sont devenues le projet Voltar A Viver.

Qu’as-tu souhaité mettre en avant ?

Je savais qu’en allant vivre au Brésil, j’allais me débarrasser de toute cette part de fantasme liée à mes souvenirs d’enfance. Pourtant, je fantasmais encore l’idée d’un peuple en résistance active contre une certaine marche du monde qui détruit tout sur son passage. Je me suis vite rendu compte que la plupart des personnes que j’ai rencontrées et avec qui j’ai vécu n’étaient pas dans une lutte militante spectaculaire, mais essayaient simplement de survivre. C’est à cette résistance passive, personnelle et profonde que j’ai décidé de m’intéresser. Il s’agissait de tenir debout parmi les décombres d’un monde plein et usé qui a disparu derrière sa propre image.

C’est aussi là-bas que j’ai pu affiner ma position. J’ai compris que mon travail ne se situait ni en France ni au Brésil, mais dans cette zone beaucoup plus trouble et obscure de l’entre-deux. Ce sentiment de ne plus appartenir à rien, de venir de nulle part est, je crois, partagé par de plus en plus d’individus déracinés, perdus entre plusieurs cultures, identités. 

© Nicolas Lebeau
© Nicolas Lebeau
© Nicolas Lebeau

Pourquoi le titre « Retourner à la vie » – comme si d’une certaine manière nous avions perdu ce qui nous animait en tant qu’êtres vivants ? 

Nous sommes de plus en plus désorienté·es, nous n’arrivons plus à faire communauté. Nous déléguons en quelque sorte nos vies à des entités qui décident à notre place. Un état de confort minimal nous suffit. C’est contre cette apathie, ce laisser-tomber généralisé que j’essaie de me battre.

Je suis profondément optimiste et je reste persuadé que c’est par la confrontation avec le réel, en cherchant à donner une forme à cet immense chaos, que nous nous réapproprions le contrôle de nos vies. La photographie n’est pour moi qu’un moyen de vivre plus intensément. Mais cela peut prendre bien d’autres formes. Une des personnes que l’on retrouve dans mes images, par exemple, est un ami d’enfance pour qui la foi joue ce rôle.

Pourrais-tu m’en dire plus sur ton processus de création ? Comment envisages-tu le moment de la photographie et celui de la retouche ?

La prise de vue est pour moi un moment de lâcher-prise. Il s’agit de réagir à ce qui se passe devant soi. Les événements arrivent d’eux-mêmes, ou bien on les crée. C’est quelque chose que je fais beaucoup. Je mets en place des situations où j’ai une certaine part de contrôle sur l’environnement et la lumière, mais j’essaie d’en avoir le moins possible sur les personnes que je photographie. Je me retrouve souvent dans des pièces étriquées, dans des moments d’intimité et de vulnérabilité et il est très important que ma propre fragilité soit aussi en jeu. Ce ne sont jamais des moments pris, mais toujours des expériences partagées que j’enregistre. Mon rôle est de trouver une place juste. La photo est pour moi surtout une question de position, de corps dans l’espace, de déplacements. Avant d’être visuelle et cérébrale, c’est une pratique très physique et émotionnelle.

Dans un deuxième temps vient le travail en atelier. C’est un moment plus solitaire et introspectif. On peut confirmer les intuitions qu’on a eues pendant la prise de vue et rendre les choses plus conscientes. C’est une étape primordiale puisque c’est le moment où je donne un sens à mes images. Je ne considère pas que je retouche mes photographies. Ce qui m’intéresse, c’est de les dégrader. Je travaille avec un tout petit boîtier amateur qui tient dans la paume de la main. Mes lumières sont bricolées avec mon téléphone ou des lampes pour vélo. Même avec ces moyens rudimentaires, la haute définition que produisent aujourd’hui nos appareils me fait mal aux yeux. On voit tellement de choses que l’on finit par ne plus rien voir. Au fil du temps, j’ai développé différentes stratégies pour réduire l’intensité informationnelle de mes images. Dans ce travail, toutes les photographies d’apparence spectrale sont réalisées en manipulant une petite imprimante de bureau. C’est aussi un moyen pour moi de reprendre le contrôle sur les moyens de production des images, et d’interroger le rapport qu’entretient le photographe avec sa technique.

© Nicolas Lebeau
© Nicolas Lebeau
© Nicolas Lebeau

Qui sont ces personnes que tu photographies ?

Ce sont presque toujours des personnes dont je suis très proche et dont je partage la vie. Tout ce que je mets en place dans mon travail vise à les protéger. J’assume le paradoxe d’une pratique de production d’images qui lutte contre la représentation elle-même. Pourtant, je ne prétends pas tout comprendre. Nous avons parfois des expériences très différentes. Je suis conscient de ma position privilégiée, j’ai le temps et les moyens de pouvoir m’interroger quand souvent tous leurs efforts visent à garder la tête hors de l’eau.

Je reste volontairement vague sur le sujet. Je cherche à m’approcher d’une certaine essence, d’une expérience commune. L’anecdotique ne m’intéresse pas. Mon prisme personnel est celui de la France et du Brésil, mais cela pourrait tout aussi bien se passer en Asie ou ailleurs. 

Mes images ne vivent pas en vase clos. Elles sont hantées par d’autres images déjà existantes, contemporaines ou appartenant au passé. J’archive en grande quantité des portraits d’identité de toute sorte. Ces photographies produites dans un but utilitaire me fascinent et me terrifient. Lorsque je les regarde, je sens la présence de ces milliers d’individus anonymes et dans le même temps, j’ai le sentiment qu’on les a dépossédés d’une part d’eux-mêmes. Certaines photographies inmontrables sous forme d’image sont présentes par des fragments de leur code source qui viennent contaminer mes propres photographies.

D’où vient ce rapport à l’étrange qui semble guider ton œuvre ?

C’est le réel qui guide la forme. Je ne fais pas un travail d’imagination ou d’illustration. Ces lumières blafardes, ces obscurités, ces apparences fantomatiques sont toutes issues d’une observation des conditions de vie des personnes que je photographie. Mon travail consiste à concentrer les choses, à éliminer le superflu pour aller à l’essentiel. S’il prend cet aspect étrange, c’est parce que nos vies sont de plus en plus fragmentées, troubles, inquiétantes.

© Nicolas Lebeau

© Nicolas Lebeau
© Nicolas Lebeau

Dans cette série, il est aussi question de la difficulté à vivre dans un monde dépourvu de sens. Qu’en penses-tu ?

Nous sommes chaque jour plus égarés et silencieux. Nous avons perdu le contact avec notre passé et nous sommes projetés dans l’infinie violence d’un réel que nous ne comprenons plus. Aujourd’hui les mirages du progrès et de la sur-information nous donnent tous les moyens de nous oublier et de nous fuir. Tout est permis, mais rien n’est possible. Voltar A Viver est la chronique de cette expérience. Un cri à la face du monde déréalisé qui se met en place sans autre but que de justifier notre existence.

Y a-t-il une image en particulier de la série qui te touche et sur laquelle tu aimerais revenir ?

Mon travail fonctionne sur un système d’échos et de renvois permanents. Entre l’ici et l’ailleurs, entre le présent et le passé, le rêve et le cauchemar. Je ne crois pas au fétichisme de l’image unique, iconique. Ce qui me touche, c’est l’ensemble et l’interdépendance des images et des êtres. Comme nous, les images ont besoin les unes des autres.

Nicolas Lebeau présente ses œuvres dans le cadre d’une exposition personnelle à la Galerie F, au 27 rue Saint-Pierre, 60 300 Senlis, jusqu’au 27 juillet prochain.

© Nicolas Lebeau

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