Dans Nos Disparitions, un récit hybride regroupant photographie et écriture, Simon Cavalier explore la perte de sens – physique comme psychologique. Une étude intime de l’humain et de sa résilience.
C’est à travers la danse contemporaine que Simon Cavalier commence à exprimer sa dimension créative. Une expérience qui l’aide à appréhender le rôle de l’art dans sa relation aux autres, et à lui-même. Aujourd’hui, l’auteur se rapproche de la photographie et l’écriture, deux médiums qui repoussent les limites de son introspection. « J’avais besoin de renouer avec des pratiques qui me permettent d’envisager l’art comme un moyen de rechercher ce qui m’anime réellement, au fond, de façon très personnelle. Trouver des clefs à mes nœuds et les concrétiser dans un objet, un livre, un tirage – quelque chose de palpable », explique-t-il. D’abord initié à l’argentique, à l’adolescence, l’artiste se tourne ensuite vers le numérique pour capturer son univers, son quotidien, ponctué par des fêtes entre amies, des éclats de rire, des moments tendres. Plus tard, il découvre dans le 8e art un formidable outil de déformation du réel. « J’ai compris qu’on pouvait le manipuler au-delà d’un enregistrement brut, que les images assemblées les unes aux autres constituaient notre propre mythologie personnelle », ajoute-t-il.
Développant désormais une « approche photographique non linéaire », Simon Cavalier croise les mots, les images, le documentaire, le poétique, l’élusif et le personnel pour former un magma d’émotions délicat, raffiné. Un espace serein construit pour percer l’intime, capter les fibres qui unissent les êtres, romancer l’existence et – par-dessus tout – tenter de se (re)trouver. « Le socle de mon imagerie est fortement autobiographique et se nourrit de mes questionnements existentiels. En résultent des clichés pris en snapchot, des mises en scène, du monochrome, de la couleur, de l’écriture… Je mélange tout », confie le photographe.
Forger le lien
Cette errance créative, Simon Cavalier l’a développée dans le cadre d’une formation de l’Agence Vu, au sein de laquelle il se lance dans un projet d’envergure : Nos Disparitions. « C’était une période assez troublée pour moi, ponctuée de questionnements profonds sur ma pratique. J’étais alors complètement perdu par rapport à mes envies et mes besoins. Il me fallait un choc pour revenir à mes premières amours : le besoin d’être au contact des autres, de comprendre la condition humaine, et de me comprendre moi-même », se souvient-il. Naturellement, il oriente son travail vers sa grand-mère, Denise, et sa cécité. Une perte de sens qu’il assimile rapidement à ses propres interrogations. Comment poursuivre son développement lorsque des choses nous manquent ? Et comment continuer à vivre quand le monde commence à nous échapper ?
Débute alors un processus lent, profond, pour défaire les nœuds, forger le lien, et apprendre – de l’autre, et de soi. « Ma grand-mère m’a parlé pendant des heures de ses peurs, ses angoisses, ses expériences. Lors de nos journées ensemble, nous discutions, je notais, j’enregistrais ses paroles et je photographiais en même temps. Tout fusionnait. Ce n’est qu’après avoir réécouté nos échanges que j’ai sélectionné quelques passages et les lui ai donnés à réécrire ». Un échange basé sur la confiance : si sa modèle n’était pas à l’aise avec certains termes, l’auteur les modifiait, cherchait la justesse. Celle qui hante les images et provoque l’émotion. « La photographie a déjà tendance à déposséder les personnes de leurs propres images, elle qui ne le voit même pas, il me fallait trouver un moyen pour qu’elle se réapproprie son histoire », ajoute-t-il.
Une étude de la perte
Dans Nos Disparitions, les pensées de Denise colorent les images. Elles deviennent des marqueurs d’un récit en pleine construction, figé pour l’éternité avant qu’il ne s’efface. Une approche expérimentale confortant Simon Cavalier dans sa volonté de ne jamais développer « un discours unilatéral fort ». « Le réel, dans mon approche est composé de plusieurs strates différentes, de couches qu’on peut soulever, gratter, ou au contraire choisir d’éluder », complète-t-il. Et ainsi, émerge une histoire faite de symboles, de métaphores, d’allusions, qui composent à tour de rôle un portrait touchant. Parmi ces fragments, une image particulièrement forte pour l’auteur : « celle avec les fleurs blanches devant le visage de ma grand-mère. S’y mêle son rapport à la nature, aux souvenirs, aux fleurs, aux odeurs, à son identité. Elle me parlait souvent du Seringa qu’elle adorait cueillir. C’était à la fin des années 1950, et elle partait dans les rues de Valence avec son amoureux pour les récolter, la nuit tombée. Cette photographie dégage une force poétique qui me touche. J’aime le bleu de sa chambre, de son chemisier à fleurs, comme celui du ciel qui s’inviterait dans la pièce à coucher d’une aveugle, privée d’un ciel triomphant », raconte-t-il.
Apposé devant le visage, le bouquet devient l’allégorie de la perte du souvenir, ou même de ses propres traits. Sans la vue, seule l’odeur demeure, celle d’un moment d’insouciance, volé au temps. Celle d’une époque où le corps ne se trahissait pas, et le regard pouvait parcourir l’environnement sans conséquence. À l’image d’une Nan Goldin – dont il admire le travail – le photographe se plonge sans peur dans la contemplation de ses propres lacunes. Série profondément personnelle, Nos Disparitions se lit comme un poème à double sens : une étude de la perte concrète, comme de celle qui pèse parfois, plus furtive, dans nos cœurs.
© Simon Cavalier