Des chars militaires dans les rues, des bâtiments en ruine, des horizons réduits, étouffés par les conséquences d’une guerre qui s’enlise… Et, sur leur skateboard, les jeunes d’Ukraine se réappropriant l’espace urbain. Dans On asphalt we grow, le photographe français Robin Tutenges dresse un portrait sensible de ces sportifs qui luttent sur leur planche, leur regard tourné vers l’Ouest, laissant derrière eux le sol rugueux de l’Est soviétique. Entretien.
Fisheye : Tu es photoreporter, où, et sur quels sujets ta profession t’a-t-elle amené ?
Robin Tutenges : Je travaille principalement sur les crises, leurs conséquences et les atteintes aux droits de l’Homme. Mes reportages m’ont amené à travailler notamment sur l’invasion russe en Ukraine, les rescapé·es des camps chinois du Xinjiang réfugié·es au Kazakhstan (travail récompensé par le Distinguished Reporting Award de l’European Press Prize 2024 et sélectionné au Prix Bayeux-Calvados des Correspondants de Guerre 2023) ou encore la guerre civile en Birmanie, que je documente depuis 2022 (reportage finaliste du prix Luca Dolega-SAIF de Reporter sans frontières 2023, lauréat du prix Victor Hugo de la photographie engagée 2023).
Qu’est-ce qui t’a donné envie d’exercer ce métier ?
J’ai commencé la photographie à l’adolescence, en explorant les rues de Toulouse, puis en mettant sur pied une petite association de photo argentique avec deux amis. En grandissant, je me suis tourné vers le journalisme, ce qui a profondément marqué ma pratique photographique. Autodidacte, mon boîtier est avant tout une approche axée sur le photoreportage : je cherche à raconter, documenter et témoigner sans détour.
Pour On asphalt we grow, j’ai reçu le soutien du Cnap, ce qui m’a permis d’avoir une approche un peu différente, nouvelle pour moi – en réalisant ce travail entièrement à l’argentique.
Pourquoi avoir choisi de mettre en avant le milieu du skate en Ukraine, dans On asphalt we grow ?
Aux premiers jours de l’invasion russe, je suis parti travailler pour plusieurs médias français en Pologne, puis en Ukraine. Là-bas, je me suis retrouvé au milieu d’une foule de photojournalistes, souvent bien plus expérimentés que moi, et qui travaillaient dans le pays depuis plusieurs années. J’ai donc réfléchi à un sujet où je pouvais apporter quelque chose de différent, où je me sentais légitime. Je voulais parler de cette jeunesse ukrainienne qui me ressemble, celle de mon âge, dont j’aurais pu faire partie si j’y étais né. J’ai grandi avec le skate. En me penchant sur cette communauté, j’ai découvert une culture riche, des jeunes qui rêvent de liberté, constamment tourné·es vers l’ouest et partageant les mêmes codes que les skateureuses français·es. Une culture qui se heurte à son passé soviétique, qui les entraîne jusque dans un conflit d’un autre temps. Le skateboard s’est donc mis à revêtir plusieurs dimensions intéressantes.
« La pratique du skate est une fracture avec les anciennes générations. Celles et ceux qui ont vécu sous l’ère soviétique ne comprennent pas pourquoi les jeunes en font. Deux mondes s’opposent. Même la composition des routes leur rappelle la situation : ce sol rugueux qui les empêche est résolument tourné vers l’Est et son passé soviétique. »
Quelles sont ces dimensions ?
Plus qu’un simple sport, le skateboard est une véritable échappatoire. La jeunesse ukrainienne étouffe au milieu d’une guerre à laquelle elle ne peut échapper – les hommes de 18 à 60 ans ne pouvant pas quitter le pays. Elle vit quotidiennement au rythme des accablantes nouvelles du front, sous la menace d’un enrôlement forcé à même la rue ou d’une frappe aérienne russe. Un skateur de Kyiv, Alexandr, me résumait sa situation en une phrase : « Qu’est-ce qu’il nous reste quand on regarde devant nous ? Notre horizon, c’est le néant. Alors on fait du skate, c’est ça, notre seul horizon. »
C’est devenu une lucarne vers la liberté au milieu du chaos et des angoisses. Un remède aux traumatismes de la guerre, un soutien psychologique vital pour une jeunesse déboussolée. « Un moyen de se sentir vivant, même quand tout autour s’effondre », me résumait Vasilkan, un skateur d’Odessa. Solidarité, amitié, dépassement de soi, performance : comme tout sport, le skateboard a des valeurs immuables, auxquelles la jeunesse ukrainienne se rattache aujourd’hui, comme pour sortir la tête de l’eau.
Mais il s’impose aussi comme un outil de lutte. Historiquement, il se pratique dans la street. Or depuis l’invasion russe, la physionomie des rues a été complètement chamboulée. En arpentant les spots du pays, ces lieux propices à la pratique urbaine du skateboard, la guerre s’impose à chaque coin de rue. Près des vastes places gisent des immeubles éventrés par des obus russes. Des barricades bloquent l’accès aux contours abîmés de statues qu’aiment, en temps normal, rider les skateurs. Sortir dans la rue, c’est s’autoriser à vivre, pour ne pas laisser les Russes « s’emparer de leurs meilleures années ».
Comment se sont passés les échanges avec les jeunes que tu photographies ?
Dans chaque ville – Kyiv, Kharkiv, Dnipro et Izioum – entrer en contact avec les skateurs ukrainiens a été facile. J’en suivais déjà plusieurs sur Instagram et, une fois sur place, nous sommes tout de suite devenus amis : nous avons grandi en regardant les mêmes vidéos de skate, on a les mêmes références, on s’habille pareil, on écoute la même musique… J’ai aussi repris le skate là-bas. Tous les jours je partais avec eux dans leurs sessions – à en oublier de faire des photographies !
Pour eux, ce projet était l’occasion d’interpeller une jeunesse européenne qui pouvait s’identifier à eux. Parler de l’Ukraine aussi, de l’importance de continuer à soutenir le pays face à l’invasion russe. Ils ont tout de suite été contents d’être photographiés. Eux-mêmes, d’ailleurs, utilisent l’image : ils filment leurs figures, montent des projets de vidéos de skate ou postent leurs quotidiens sur les réseaux pour montrer cette guerre qui rythme leur vie.
La guerre a-t-elle rendu la rencontre avec l’un d’eux complexe ?
Oui, un skateur a été particulièrement difficile à avoir : Mitya, un professionnel qui combat au sein de l’armée ukrainienne. Je l’avais rencontré en 2022, alors qu’il faisait partie de la défense civile à Butcha. Je l’ai retrouvé en 2023, dans une tranchée, au front est du pays.
Tu les as photographiés dans des noir et blanc contrastés, en privilégiant un format panoramique. Pourquoi ces choix esthétiques ?
Le noir et blanc est souvent utilisé dans l’imaginaire du skateboard, qui est « imprégné » d’un aspect rétro. Encore aujourd’hui, beaucoup filment leur vidéo de skate avec des caméscopes à cassette VHS et Hi8, voire en super 8, notamment en Ukraine. J’ai voulu respecter cet univers en photographiant tout à l’argentique. L’utilisation du noir et blanc me permet aussi de renforcer deux aspects de cette série : rendre ces images intemporelles, comme cette guerre qui plonge la jeunesse ukrainienne dans un conflit d’un autre temps – celui de l’Union soviétique – mais aussi renforcer le contraste entre la pratique du skateboard et les traces visibles du conflit… Deux caractéristiques qui s’opposent, qui n’ont pas l’habitude de coexister.
Concernant le format, j’ai voulu adapter mon approche au ressenti des skateurs face à cette invasion, cette guerre qui dure et pèse sur leur vie. Tous partageaient la même impression : ils étouffent entre les quatre murs de prison qu’est devenue l’Ukraine, leur horizon est bouché, brouillé par l’incertitude de la guerre. Le format panoramique, que permet d’obtenir le Hasselblad XPan sans recadrer, retranscrit le mieux, à mon sens, ces deux sentiments. Il montre cet horizon réduit, où seul le skate a une place. Les images sont parfois oppressantes, on a presque envie de les étirer de haut en bas pour y voir plus clair. Enfin, le format panoramique fait aussi référence à la forme même d’un skateboard. Proportionnellement, c’est en effet presque le même que celui d’une planche, avec sa forme allongée reconnaissable.
Des photographes t’ont-iels influencé ?
Au quotidien, j’aime particulièrement le travail de plusieurs photographes de ma génération, comme Adrien Vautier, Rafael Yaghobzadeh ou encore Juliette Pavy et Philémon Barbier. Pour cette série en particulier, je me suis inspiré de deux auteurs qui ont utilisé le format panoramique : Josef Koudelka, qui a notamment photographié dans ce format des sites archéologiques du pourtour méditerranéen, et Édouard Elias, qui a capturé en panoramique les tranchées du Donbass en 2017. Enfin, j’ai forgé mon œil en regardant les images de deux photographes de skate que j’aime beaucoup : Fred Mortagne, alias French Fred, et Rafael Gonzalez.
Le choix de cette thématique est donc pour toi, une manière de parler de l’Ukraine de manière plus générale ?
Oui, parler du skateboard en Ukraine peut paraître quelque peu anecdotique au vu de la situation du pays. Pourtant, le raconter, c’est comme explorer la grande histoire à travers la petite : celle d’une jeunesse qui rêve d’Europe, celle à l’Ouest. La pratique du skate en soi est une fracture avec les anciennes générations. Celleux qui ont vécu sous l’ère soviétique ne comprennent pas pourquoi les jeunes en font. Deux mondes s’opposent. Même la composition des routes leur rappelle la situation : ce sol rugueux qui les empêche est résolument tourné vers l’Est et son passé soviétique. « Ici, on grandit sur de l’asphalte, sur un sol de mauvaise qualité pour faire du skate. Quand on voit les spots en Europe, c’est comme rêver les yeux ouverts », me racontait Éric, un jeune de la ville de Dnipro. À lui seul, ce sport symbolise donc cette fracture entre la jeunesse ukrainienne et ce passé qui les poursuit sans cesse.