Collections d’images venues de rêves lucides, Onironautica de Ludovica De Santis interroge, au travers de mises en scène intrigantes, notre rapport au réel comme les résonances potentielles entre Intelligence artificielle (IA) et humaine (IH).
Sur un lit, un amas de serpents. Au rebord d’une fenêtre, un corps sans tête semble se reposer. À l’arrière d’une voiture, des glaçons gisent, prêts à disparaître sous la chaleur. Dans l’herbe, un homme contemple son ombre diabolique, et, débordant d’une assiette, un dentier géant sourit étrangement. Dans Onironautica, Ludovica De Santis met en scène ses rêves lucides, ceux qu’elle s’entraîne, au moyen d’expérimentations psychologiques, à déclencher comme à garder en mémoire. C’est grâce à une amie écrivaine que la photographe d’origine italienne se lance dans la création d’une série guidée par ses propres songes. « Elle me disait que la revue pour laquelle elle travaillait avait lancé un appel à projets autour de ce thème. Depuis longtemps, j’avais envie de me plonger dans un univers onirique, d’en saisir les mécanismes autant que possible et d’essayer de trouver des connexions entre ma pratique et le niveau inconscient d’abstraction », se souvient-elle.
Comme une expérience, l’artiste s’essaye à différentes méthodes – parmi elles, les techniques WTBD (Wake Back to Bed) et MILD (Mnemonic Induction of Lucid Dreams), consistant respectivement à se réveiller après cinq heures de repos pour se rendormir afin de déclencher une phase de sommeil paradoxal, et à répéter des injonctions rendant possible le contrôle du contenu de nos rêves – et parvient à accéder à sa conscience en plein sommeil. Une faculté qu’elle ne perçoit pas comme « occulte », mais qui la fascine néanmoins. En elle, la photographe voit une connexion possible entre l’inconscient et le réel, entre les rêves et la guérison de nos traumatismes. « Le processus artistique m’est alors apparu spontanément. L’abstraction, l’imagination et la création d’univers sont des fonctionnements qui habitent mon esprit depuis longtemps », poursuit-elle. Autant de notions qu’elle abordait déjà dans Untitled, un projet à l’esthétique étrange, au travers duquel elle présentait des personnages enlisés dans leur ordinaire, prisonniers d’une technologie aussi obsolète qu’étouffante.
Le pendant humain de l’IA
Un rapport au progrès qu’elle développe à nouveau dans Onironautica : « J’ai réalisé qu’en reproduisant photographiquement mes rêves et en reconstruisant ces “visions” et “mémoires”, je répliquais un processus créatif similaire à des plateformes d’intelligence artificielle, telles que Midjourney et OpenAI. Je faisais, en fait, exactement ce que fait l’IA de nos jours : créer des situations à partir du néant », raconte Ludovica De Santis. Et si la photographe considère que « les développements de cette technologie dépassent largement ceux de l’humanité », elle demeure convaincue qu’elle doit pour autant rester un simple outil de mise en œuvre. Une manière de développer le potentiel humain sans jamais le remplacer. Créant chacune de ses mises en scène de toute pièce, l’artiste nous plonge dans une inquiétante étrangeté, un univers nourri par toute une iconographie de « l’ailleurs » qu’elle ne cesse de naviguer : « la mythologie grecque et latine, le dadaïsme, le théâtre de l’absurde, les jeux vidéo, les roleplays, le Fantasoviet ou encore les espaces liminaux (des lieux vides ou abandonnés, espaces de transitions souvent surréalistes et inquiétants, ndlr) », énumère-t-elle.
Là, au cœur de ces créations absurdes où la logique s’estompe dans une surréalité intrigante, Ludovica De Santis développe un concept alternatif : « Je me mets dans la peau de la machine, me transforme en générateur de contenu grâce à l’IH – Intelligence Humaine – tout en bouleversant les rôles contemporains entre technologie et humanité », affirme-t-elle. Sans dénigrer les progrès de l’IA – « en art, il est crucial de ne pas se limiter à des concepts trop rigides, l’ouverture d’esprit est essentielle » – la photographe en fait son crayon. Celui qui esquisse la forme qu’elle entend donner à son travail, celui qui, comme en miroir, érige des images venues d’un imaginaire non conscientisé. Alors, face à une femme au visage recouvert d’une crème rougeâtre, à une pieuvre coincée dans une salle de bain ou une tour se tordant vers le ciel, elle nous invite à abandonner toute contradiction pour « explorer la psyché humaine, les éléments inconscients et involontaires qui façonnent l’ego, l’identité et la personnalité ». Comme si, au travers des contradictions, de cette « réponse illogique à la réalité », le sens, enfin, allait émerger.