Private Pleasures : ainsi s’intitule l’exposition présentée par la photographe américaine Cammie Toloui à l’espace Shmorévaz, dans le cadre du festival PhotoSaintGermain, à voir jusqu’au 25 novembre prochain. Dans les années 1990, alors qu’elle travaille dans un strip-club à San Francisco, elle décide au cours de ses têtes-à-têtes de trois minutes avec ses clients, d’inverser les regards et de les faire poser. En résulte une œuvre érotique puissante.
« Je ne pouvais pas les juger. Les juger serait revenu à me juger moi-même », déclare Cammie Toloui en évoquant les modèles masculins qu’elle a photographiés dans sa cabine, au Lusty Lady Theater, il y a de cela trente ans. Des hommes nus qui se masturbent, et cachent leur visage, un agent de police vêtu de lingerie fine, un jeune homme habillé qui pose et présente une figure hilare, ou même un couple d’artistes avec une femme qui allaite – et dont le lait maternel éclabousse la vitre ; innombrables fantasmes et fétiches ; attitudes viriles ou fragiles, moqueuses ou fières… c’est tout cela qu’offre à voir l’objectif photographie de Cammie Toloui, témoin privilégié d’une intimité rarement représentée.
Ensemble d’images prises entre 1991 et 1993, la série intitulée 5$ for 3 minutes a été réalisée par la jeune femme qui travaillait alors dans un club de strip-tease et souhaitait ainsi financer ses études à San Francisco. « À l’époque, je vivais et respirais à travers mon appareil photo – à moins que je ne sois au travail, commence Cammie Toloui. Un professeur nous avait un jour demandé de documenter notre vie pendant une semaine. Je me suis donc lancée. Au début, j’ai demandé à un ami, mais il n’a pas osé venir. J’ai donc dû me forcer et demander à un client si je pouvais le prendre en photo. » À sa grande surprise, le premier est très enthousiaste à cette idée. Et ceux qui suivent se prêtent pour la plupart également au jeu, car Cammie Toloui leur accorde un prix réduit s’ils consentent à être photographiés.
Portraits des regardeurs regardés
D’une manière générale, à ce moment-là, Cammie Toloui fait le constat que les hommes, dans ces espaces d’intimité, cherchent souvent à parler de leurs problèmes, et à exprimer ce qu’ils sont incapables d’exprimer auprès des autres, voire de leur partenaire. Le client devient alors, d’une certaine manière, strip-teaseur. « Beaucoup d’entre eux apparaissent vulnérables, mais pas particulièrement sexy. Sexuels oui, mais pas sexy », résume-t-elle. Être ainsi à même d’instaurer un climat de confiance, tout en amenant un renversement du male gaze, et qui plus est, dans un environnement aussi sexué, relève d’une sensibilité remarquable. Née d’un besoin de montrer des images érotiques d’hommes, la série de Cammie Toloui questionne les rapports de genre, mais montre aussi la diversité des sexualités – car chaque photographie révèle un large éventail d’aspects souvent privés de la masculinité. Par la suite, jusqu’à aujourd’hui, l’artiste continuera de documenter sa vie, de dévoiler les tabous, mais aussi de s’intéresser aux frontières entre les mondes publics et privés.
Alors quel nouveau regard sur ces hommes cette démarche a-t-elle donné à l’artiste, lui a-t-on demandé ? « Cela m’a montré que l’ego masculin ne connaît pas de frontières, ironise-t-elle. Je crois bien que la plupart pensaient que je les désirais. De mon point de vue, c’est très intéressant. En fait, très peu m’ont demandé pourquoi est-ce que je voulais les photographier, et même lorsque je leur disais pourquoi je faisais ça, je pense que la plupart soupçonnaient que ce n’était pas la seule vérité », raconte-t-elle.
Une démarche radicale
Private Pleasures raconte l’histoire de prises de risque. Pour l’artiste, celles de demander, ou de se faire renvoyer ; pour ses modèles, celles d’accepter, de se mettre à nu, de se dire dans toute sa vérité, voire celle d’être exhibé aux yeux de tous·tes. Radicale, cette démarche expérimentale a mis beaucoup de temps à trouver son public. « Aujourd’hui, me semble-t-il, elle résonne beaucoup avec des problématiques très contemporaines », exprime Salomé Burstein, commissaire de l’exposition. Elle répond à un besoin grandissant d’archiver l’intimité contemporaine, et d’offrir un renouveau dans la représentation du corps masculin. Salomé Burstein, qui porte par ailleurs ce lieu, fait aussi partie du collectif Lusted Men – ce qui a de toute évidence également informé cette exposition. Le travail de Cammie Toloui a trouvé, ici, à Shmorévaz, un lieu fait sur mesure. Cet espace indépendant, qui avait déjà accueilli précédemment un travail de Laura Lafon sur l’amour – You could even die for not being a real couple – , donne toute sa place aux questions de l’affect, du corps, des genres et des sexualités.
« C’est un travail qui a été très radical, et qui pense à beaucoup d’endroits : en terme de dévoilement, de rapport au public… Je vois vraiment cela comme un travail sur l’écosystème de la cabine. Ce sont des lieux qui instaurent leur propre rapport au lieu et au temps. Ramener l’appareil photo dedans revient à signifier tout un ailleurs dans la cabine : rien que par ce geste, c’est tout un bouleversement », décrit Salomé Burstein. En ce sens, l’œuvre de Cammie Toloui se lit comme un travail qui parle de l’acte photographique lui-même. Et l’on comprend pourquoi ce cadre a pu inspirer le processus artistique : une vitrine la sépare de ses clients, et l’éclairage, très sombre, donne à l’ambiance un aspect dramatique – l’on peut également penser à la similitude avec la cabine photographique. Le résultat en noir et blanc possède ainsi une allure baroque, particulièrement érotique.