Photographe et portraitiste engagée, Mary Ellen Mark (1940-2015) était profondément captivée par la vie de tout un chacun. Ses aventures étonnantes, dont les images sont présentées pour la première fois aux Rencontres d’Arles 2024 à l’Espace Van Gogh jusqu’au 29 septembre, la mènent sur la route d’adolescent·es fugueur·ses, de prostituées misérables, de circassien·nes itinérant·es et de femmes habitées par la folie.
Mary Ellen Mark n’est pas seulement connue pour avoir fait le portrait des célébrités de son époque, de Marlon Brando qui fixe une libellule sur le tournage d’Apocalypse Now à la fin des années 1970 à, plus récemment, Patti Smith troublante de fierté, dont le regard transperce l’objectif. La photoreporter américaine a également documenté les conditions sociales de ses concitoyen·nes, tout en allant au-delà des frontières de son pays. Touchée par la négligence dans laquelle certain·es sont laissé·es, elle consacre une immense partie de son œuvre aux « inconnu·es » de la société, à ces « autres » marginalisé·es ou réduit·es au silence. « Mary Ellen Mark s’était engagée à donner une voix à ces personnes, le plus souvent des femmes, à pousser une reconnaissance de celles-ci et raconter leur histoire avec intégrité et compassion », déclare Melissa Harris, commissaire de l’exposition aux côtés de Sophia Greiff.
Impressionnant d’éclectisme, son parcours est décliné dans Rencontres en cinq grands projets parmi les plus approfondis de l’artiste, où l’on peut découvrir les archives rares comme les planches-contacts de la photographe, des notes personnelles et sa correspondance officielle. Parmi ses sujets, « elle a documenté les débuts du mouvement féministe et les manifestations contre la guerre du Viêt Nam à la fin des années 1960, ainsi que les visages individuels qui témoignent de problématiques sociales majeures telles que la toxicomanie, le sans-abrisme et la santé mentale », énumère Sophia Greiff.
La photographe possédait une capacité surprenante à se mêler aux milieux et aux univers et à intriguer les un·es et les autres. Un don qui a été salutaire tout au long de sa carrière. « L’approche de Mary Ellen n’avait rien d’improvisé, poursuit Melissa Harris. Elle parlait aux gens, s’attardait et apprenait. » Profondément chaleureuse dans sa manière de travailler, elle ne pratiquait pourtant pas moins une photographie brutale et crue. Elle investit le pouvoir du 8e art de confronter celles et ceux qui détournent leur regard au quotidien des personnes dont elle capture l’image.
De nature opiniâtre, elle fait évoluer nombreux de ses travaux : à l’origine des commandes, ils se transforment alors en projets personnels. « Au fil des ans, elle est revenue sur un grand nombre de ses histoires et protagonistes clés », explique la curatrice. C’est ainsi que sept ans après s’être immergée dans le quotidien des Damm, une famille pauvre des États-Unis rongée par un désarroi profond, elle décide de documenter à nouveau leur condition de vie – devenue plus médiocre encore qu’elle ne l’était auparavant. C’est également sa ténacité qui l’amènera à tenter à d’innombrables reprises de se mêler à la vie de Falkland Road, en Inde, une rue de Bombay où se trouvent des maisons closes à bas prix. Alors qu’elle se heurte à l’hostilité des client·es et des femmes, elle parvient peu à peu à attiser leur curiosité et à se faire accepter. Mary Ellen Mark en a gardé des clichés bruts, qui sans faire preuve de misérabilisme, dénoncent une insoutenable et révoltante précarité.
Des personnes et des micro-sociétés
Ce que Mary Ellen Mark sait faire mieux que quiconque, c’est sans doute illuminer les êtres de dignité, illustrer leur indiscipline, leurs révoltes contre le conformisme et leurs échecs. Ceux de la famille Damm, occupant pour seul logement une voiture – des clichés qui constituent une véritable claque au rêve américain. Ou encore ceux de Tiny, de son vrai nom Erin Blackwell, une jeune fille âgée de 13 ans qu’elle rencontre par hasard sur un parking, avec qui elle développe une grande affinité et entame une collaboration longue d’une trentaine d’années. De ses rêves d’élevage de chevaux à une réalité faite de passages en centre de désintoxication et de prostitution adolescente – avant de devenir mère de dix enfants – le portrait magnétique qui est fait de cette jeune fille laisse des marques tenaces. Les images de Mary Ellen Mark, souvent repoussantes et tristes au premier abord, impressionnent pourtant dans le même temps par la nonchalance des personnages qui les habitent. « Amanda and her cousin Amy », un cliché qui a fait le tour du monde, est inondé par le regard d’une jeune fille qui fume et qui cherche à se faire passer pour plus âgée qu’elle ne l’est. Toujours photographié·es avec leur consentement, ses modèles acceptent de se compromettre face à la caméra, et de se dévoiler dans leur infinie vérité.
Ce ne sont pas que des personnes individuelles, mais aussi des micro-sociétés qui fascinent l’artiste. Des magazines la réquisitionnent pour s’intéresser aux femmes recluses placées en institution à l’Oregon State Hospital, ou encore à des suprémacistes qui assistent au Congrès des nations aryennes à Hayden Lake, dans l’Idaho. Indignée par l’existence de tels rassemblements, elle raconte le fanatisme glaçant d’individus prédisposés à la haine, mais aussi la douceur dont nul·le n’est entièrement dépourvu – en témoigne cette image d’un père au chapeau pointu du Ku Klux Klan qui tient son bébé entre ses bras. Mais Mary Ellen Mark n’est pas allée creuser uniquement du côté de ce qui trouble et déstabilise, elle a également des passions originales, qu’elle investigue tout aussi bien. De fait, elle se plonge dans l’univers excentrique et merveilleux des cirques itinérants en Inde, et part à la rencontre de jumeaux·lles identiques aux États-Unis – un sujet qui fera l’objet de plusieurs de ses ouvrages.
Des marginaux aux stars d’Hollywood
Dans un autre registre, son travail sur Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975) de Miloš Forman, lui permet de découvrir le pavillon 81, hôpital psychiatrique de l’Oregon où le film est tourné – et même d’y vivre. Elle y sonde la folie des femmes internées jusqu’à être submergée de douleur, et en reste profondément touchée. « Je considère Pavillon 81 comme mon premier bébé (…), raconte Mary Ellen Mark à propos de ce projet. Je repense sans cesse à ces femmes rencontrées (…). Elles n’avaient pas la même retenue que nous. Elles me disaient exactement ce qu’elles pensaient, soit par des mots, soit par des signes. Grâce à elles, j’ai beaucoup appris sur la manière d’accéder à l’autre, et jusqu’où on peut aller pour faire une photo. » Force est de constater que Mary Ellen Mark se consacre aux marginaux·les, aux aliéné·es et aux stars d’Hollywood avec la même détermination. Sa photographie est acharnée, bouillonnante, à l’image de l’énergie qui l’anime dans sa tentative d’éprouver l’autre et de le·a secouer. Quelles que soient les visions de vie des personnes qu’elle capture, leur humanité prime. Elle permet à chacune de ces dernières de se rejoindre, qu’elles dérangent ou qu’elles semblent risibles, qu’elles en rebutent certain·es ou qu’elle en ébranle d’autres.