Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. Parmi les techniques abordées sur les pages de notre site comme dans celles de notre magazine se trouve la broderie sur cliché. Par l’entremise du fil, des artistes tissent des liens avec un passé qui leur échappe. Aujourd’hui, lumière sur Diane Meyer, Brigitte Manoukian, Rocío Bueno et Carolle Bénitah. Cette dernière, récemment disparue, fut l’une des précurseurs de la pratique.
Il est désormais commun de découvrir des séries de clichés augmentés de broderies en tout genre. Pourtant, malgré l’engouement autour de cette pratique et la diversité de motifs créés, une tendance se dessine. Pour les photographes, le fil s’impose généralement comme une manière concrète de tisser des liens, de renouer avec des souvenirs qui s’étiolent ou de matérialiser le travail d’une quête d’identité. La précision du geste s’inscrit ainsi dans une démarche intime, souvent entreprise par des femmes. Au fil des ans, dans ses versions papier et numérique, Fisheye a mis en lumière l’œuvre de certaines d’entre elles. Dans des approches différentes, tantôt au cœur de leur projet, tantôt plus sporadiques, Diane Meyer, Brigitte Manoukian, Rocío Bueno et Carolle Bénitah se sont faites les porte-paroles de préoccupations universelles par l’entremise de cette technique.
Pallier l’absence
Quels que soient les projets qu’il vient agrémenter, le fil, objet de nombreuses métaphores, sert souvent à suturer une plaie de l’âme. Dans Photos-souvenirs, Carolle Benitah brodait ses archives personnelles afin de se réapproprier un passé qui lui échappait. « Je reconstruis la mémoire de ma famille qui m’a manqué, m’en invente une sur mesure où je ressuscite tous ces gens qui ont disparu, les territoires que je n’ai pas connus et qui m’ont été vantés », expliquait-elle. Rocío Bueno s’inspire également de ses proches pour composer Hilo, une série dont le titre signifie justement « fil » en français. « J’ai une très mauvaise mémoire, et lorsque ma mère est décédée, il y a cinq ans, j’ai eu peur d’oublier son essence. Cette inquiétude est omniprésente dans mon œuvre », nous confiait-elle en janvier 2021. Pour pallier l’absence, l’artiste joue avec les images qu’elle déchire, altère et habille d’un fil rouge qui lie le passé au présent.
Les limites de la mémoire
Comme souvent, les souvenirs personnels trouvent un écho dans la mémoire collective. Brigitte Manoukian en témoigne notamment. Dans Les Fils de Burj Hamud, l’artiste aux origines arméniennes et espagnoles ornemente certains des tirages monochromes d’une couture solaire. À travers cette série prenant place à Beyrouth, elle s’intéresse alors aux récits qui se croisent et composent notre héritage. « Je l’ai pensé comme un travail de réparation, de valorisation ou d’embellissement de ce quartier [arménien] afin de le sortir de sa noirceur et d’ajouter une touche personnelle à l’histoire collective. […] Forcément, il y a cette symbolique de recoudre les morceaux, d’assembler les parties déchirées pour créer quelque chose de nouveau », assurait-elle. Variation sur le même thème, les œuvres de Diane Meyer gravitent autour de la disparation et de l’oubli. Dans Time Spent That Might Otherwise Be Forgotten comme dans Berlin, deux séries respectivement consacrées aux photos de famille et au mur de Berlin, l’artiste conçoit le point de croix comme une manière de matérialiser le flou, les réminiscences lacunaires. « Le motif créé emprunte au langage visuel de l’imagerie numérique et offre une vue pixelisée de ce qui se trouve derrière. Ainsi, il révèle et dissimule à la fois […] », indiquait-elle.
La broderie se présente finalement comme une figure de la guérison de même qu’une forme de méditation. Ce procédé, qui nécessite de prendre son temps, invite à la réflexion. « Je souhaite interroger la nature de la photo de famille, son rôle de gardienne de la mémoire. Je perçois la surface d’une image comme un espace fragile, dans lequel on ne peut observer que le passé. Derrière, pourtant, se trouve un territoire qu’il nous faut découvrir, et ressentir », nous assurait Rocío Bueno. Ses mots et la démarche qu’ils cristallisent peuvent aisément s’apposer à n’importe quels tirages revêtant une dimension historique importante. Plus qu’un simple ornement à valeur purement esthétique, le fil attire le regard et, par sa matérialité, souligne ainsi les limites de la mémoire.