Des corps qui chutent, des trajectoires contrariées, des espaces repris de force… Et si la photographie était un langage de reconquête ? Cette année, les Sony World Photography Awards (SWPA) ont récompensé des images qui racontent autant qu’elles dénoncent.
Aux Sony World Photography Awards 2025, le grand prix a été décerné au Britannique Zed Nelson pour The Anthropocene Illusion, une série saisissante sur notre mise en scène du monde naturel. Dans des zoos, musées ou parcs « naturels », il capte la manière dont l’humanité tente de masquer son impact en recréant des simulacres de nature, soigneusement chorégraphiés. « Nous avons commencé à produire des versions curatées du vivant », explique-t-il. Au-delà de la question environnementale, c’est notre rapport intime – voire anxieux – à la nature que le lauréat interroge, dans un monde où la nostalgie devient élément de consommation. Dans un tout autre registre, le Français Olivier Unia a été sacré Open Photographer of the Year pour Tbourida La Chute, une image picturale d’un cavalier projeté au sol lors d’un spectacle équestre marocain. Tirée d’un projet au long cours sur l’art de la tbourida, la photo impressionne par sa capacité à capter un instant de tension rituelle et symbolique. Et dans les catégories du concours Professional, certaines voix féminines se sont particulièrement distinguées cette année. De l’Inde à l’Afrique du Sud, de la terre aux étoiles, trois photographes posent leur regard sur les lignes de faille contemporaines : Chantal Pinzi, Laura Pannack et Rhiannon Adam. Trois récits d’engagement, de réappropriation et de rupture.
Tour du monde féministe sur roulettes
Dans Shred the Patriarchy, Chantal Pinzi raconte comment certaines femmes se rebellent contre le patriarcat… en montant sur une planche de skate. « Le skateboard est devenu une forme de résistance », explique la photographe italienne qui a parcouru le monde et ses skateparks, du Maroc à l’Éthiopie. C’est le chapitre réalisé en Inde qui a retenu l’attention du jury des SWPA 2025, dans la catégorie Sport. « 5 300 km au cours desquels j’ai pu rencontrer des femmes qui ont choisi de briser les normes sociétales et les stéréotypes qui les oppriment », relate-t-elle. Une série résolument politique – presque autant que le fait même de pénétrer dans ces lieux souvent réservés aux hommes. « Le sport permet aux femmes de se réapproprier l’espace public, de défier les attentes et de réécrire leur rôle dans une société qui tente de leur dicter ce qu’elles doivent être », ajoute l’autrice. Elle aussi skateuse, Chantal Pinzi documente bien plus qu’un sport : une manière d’exister autrement. En parcourant ses images, on comprend que grimper sur une planche n’a rien d’anodin : c’est apprendre la résilience, la détermination et la liberté. « Le skateboard nous enseigne la vie, soit à tomber et à se relever, toujours continuer. Et surtout, à vivre libre. » En attendant la publication de son livre rassemblant ce tour du monde féministe sur roulettes, la photographe salue l’espace de dialogue qu’offrent les Sony Awards : « En tant que photographes, nous avons besoin de sentir que nous faisons partie d’une communauté où il est possible d’évoluer, d’explorer et d’échanger. Pouvoir converser avec des géant·e·s du photojournalisme, comme Susan Meiselas, qui m’a poussée à prendre cette voie, c’est à la fois fantastique et significatif. »
Grandir dans un climat de violence quotidienne
Coup de projecteur sur un autre travail engagé, The Journey Home from School, signé par Laura Pannack, une photographe britannique connue pour ses portraits sociaux. C’est en Afrique du Sud, et notamment au Cap et dans le quartier des Cape Flats qu’elle a réalisé les images remarquées par le jury de la catégorie Perspectives. Là-bas, le trajet maison-école peut être synonyme de danger de mort pour de nombreux·ses enfants. Comment grandir et étudier « normalement » au sein d’une communauté divisée et des tirs croisés qui rythment la vie de tous les jours ? « Ce projet n’est qu’un début. J’espère que mes images susciteront un sentiment de nostalgie et qu’elles seront visibles dans d’autres parties du globe pour témoigner de la façon dont les enfants grandissent dans un climat de violence quotidienne. J’aimerais qu’elles fassent réfléchir », détaille l’artiste. Ce prix, au-delà d’un encouragement symbolique, valide par ailleurs un travail autofinancé à long terme : « À certains moments, lorsque l’espoir ou la patience s’amenuisent, une reconnaissance comme celle-ci est un rappel puissant : ce travail a une résonance. Je suis également très honorée d’être distinguée aux côtés d’artistes aussi incroyables. » Parmi elles·eux, elle mentionne Rhiannon Adam et son dévouement inébranlable ainsi que son souci du détail.
Tourisme spatial
Et c’est entre autres pour ces raisons que le projet Rhi-Entry de Rhiannon Adam a retenu l’attention du jury Créativité. La photographe irlandaise explore… « l’après ». Après quoi ? Trois années de préparation pour un vol spatial historique – annulé. Seule femme choisie parmi un million de candidat·e·s pour la mission dearMoon du milliardaire japonais Yūsaku Maezawa, elle devait embarquer pour un voyage touristique dans l’espace d’envergure mémorable. L’histoire a avorté, mais pas son besoin de raconter : « La série parle de mon retour dans ma vie normale, après avoir vécu cette préparation comme si elle était réelle. J’ai du mal à regarder le ciel, maintenant, et je redoute presque l’arrivée de la nuit. C’est comme si j’avais vécu une rupture terrible. » Comment se prépare-t-on psychologiquement à ce dont on rêve depuis des millénaires ? « La pression que nous nous sommes imposée était immense… Et pour moi, en tant que personne homosexuelle, c’était particulièrement symbolique. L’espace a toujours représenté la liberté ultime – un endroit où l’on n’est soumis à aucune loi. Ma sélection dans ce programme a constitué une forme d’héroïsme », confie-t-elle. Mais au rêve succède la dette laissée : la faillite du projet oblige aujourd’hui Rhiannon Adam à repenser sa carrière. Un comble quand on décrit Yusaku Maezawa comme un philanthrope et un collectionneur d’art bienveillant. Grâce aux SWPA, la photographe a pu livrer sa version, et au passage glisser une mise en garde : « Parfois, quand quelque chose semble trop beau pour être vrai, ce n’est probablement pas le cas… »