Tasawuriy : Louis-Cyprien Rials et l’invention d’une nation

26 octobre 2023   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Tasawuriy : Louis-Cyprien Rials et l’invention d’une nation
© Louis-Cyprien Rials
© Louis-Cyprien Rials
© Louis-Cyprien Rials

La lumière douce, chaude et enveloppante indique probablement une fin de journée. Au premier plan, de dos, une silhouette de femme vêtue d’une abaya domine le panorama d’une ville arabe. Au loin, un minaret s’élève au milieu d’une nuée de pigeons. On croirait entendre l’appel à la prière du muezzin… « Je reviens d’un court voyage dans la République arabe de Tasawuriy, un pays méconnu et difficile d’accès du Moyen-Orient, raconte, sous cette image, l’artiste baroudeur Louis-Cyprien Rials. Le pays peine à se remettre, socialement et économiquement, d’une guerre brutale que lui a livré une puissance située de l’autre côté du monde. J’espère que vous allez apprécier de découvrir avec moi la magie et les secrets de cet endroit. »

Au gré des publications sur Instagram, on pénètre dans des lieux aux traditions ancestrales. Il y a la capitale, avec ses monuments brutalistes et son palais en ruine, vestige d’un régime déchu ; les paysages extraterrestres des mines de Khalil, tant convoitées par l’Occident qu’elles furent peut-être à l’origine de la guerre et dont l’exploitation intensive cause un désastre humain et écologique. Enfin, l’auteur se targue d’avoir réussi à s’immiscer dans la « Ville sacrée », interdite aux hommes. Elle sert de refuge aux femmes dont certaines, les « sans-visage », voient leur peau rongée par un mal mystérieux… Sauf que la République de Tasawuriy n’existe pas. Cette nation aux faux airs d’Irak et de Syrie est le fruit de l’imagination de Louis-Cyprien Rials et de longues nuits passées sur la cinquième version de Midjourney – un programme d’intelligence artificielle générateur d’images. Quand il dévoile cette année la série en seize épisodes sur Instagram, autour du 1er avril, plusieurs commentateurs s’extasient et lui demandent où se situe cet endroit fascinant qu’ils n’ont pas retrouvé sur Google. Les images sont si harmonieuses et bien composées que la supercherie fonctionne. Tout le monde n’a pas saisi l’ironie du texte qui accompagnait le premier post. « J’ai écrit cette introduction comme un retour un peu naïf d’un photojournaliste, explique l’artiste de 42 ans. C’est une caricature de l’Occidental émerveillé par le folklore arabisant, une sorte de Tintin qui aurait découvert un pays. » Dans le choix de son vocabulaire, Louis-Cyprien Rials s’amuse à semer des indices. En arabe, tasawuriy renvoie à l’invention et à l’imagination, tandis que le nom de la capitale, muta- kayyal, signifie « pour de faux ». Seul un examen minutieux des images défilant en petit format sur un smartphone permet de déceler leur nature irréelle. Mais le projet ne consiste pas à tromper le monde et à ouvrir un énième débat sur la réalité des images et leur potentielle manipulation. L’œuvre est bien en prise avec le réel : « Cette géographie un peu triste mais très vraisemblable est une satire sociale. À travers elle, j’évoque les malheurs des Irakiens : la violence des milices, la condition féminine, l’ingérence occidentale, le fait que ce peuple a été bombardé à l’uranium appauvri par les Américains, et que le taux de cancers continue d’exploser des années après la fin de la guerre. »

© Louis-Cyprien Rials
© Louis-Cyprien Rials
© Louis-Cyprien Rials
© Louis-Cyprien Rials

Depuis un an et demi, Louis-Cyprien Rials réside à Bagdad où nous l’avons joint par téléphone. Il découvre le pays en 2011, le jour de son trentième anniversaire, avant d’y revenir pour quelques mois en 2015 ; durant ce séjour, il se rend sur la ligne de front des combattants de Daesh. « J’ai tendance à être très critique envers ce que j’observe durant mes voyages et à m’exprimer de façon directe. Ici, je me considère comme un invité. Inventer un pays arabe alors que je suis dans un pays arabe est une manière de parler de problèmes qui me révoltent sans être insultant pour les gens qui me reçoivent. » Si Louis-Cyprien Rials a pu créer des représentations trompeuses et duper ses followers, c’est parce qu’il connaît très bien le monde arabe et que ceux qui suivent ses pérégrinations savent qu’il a l’habitude de fréquenter les contrées les plus reculées. Il se présente comme « spécialiste des pays non reconnus internationalement, des enclaves et des endroits un peu bizarres » qu’il qualifie de « parcs naturels involontaires ». Les terres de l’Abkhazie, de Transnistrie, du Somaliland, du Kosovo ou du Haut-Karabagh lui sont familières. Ces périples lui inspirent photos, vidéos, sculptures ou performances. Depuis une quinzaine d’années, loin des standards du photojournalisme, il ne cesse de fournir matière à réflexion sur ces territoires et leurs populations.

En 2016, il se met en scène séchant au soleil dans un plan-séquence frontal de trois minutes après avoir plongé dans un lac radioactif né d’un essai nucléaire au Kazakhstan. Peu après, alors qu’il devait se rendre en Chine, il se fait agresser et fracturer la mâchoire. Hospitalisé en France, il récupère et détourne des photos de touristes prises dans les montagnes colorées de Zhangye Danxia, où il projetait de se rendre, pour produire une vidéo conceptuelle. Six ans plus tard, c’est une blessure qui l’amène à découvrir Midjourney et à approfondir cette obsession du voyage immobile : « En septembre 2022, je me suis sectionné le tendon d’Achille en tombant d’un escalier au Kosovo. Je suis resté convalescent dans un monastère orthodoxe. J’étais tellement furieux de ne pouvoir voyager que je me suis “échappé” grâce à l’intelligence artificielle. » Une autre de ses passions consiste à faire défiler sur le site communautaire Reddit des fils de discussions consacrés aux géographies et aux histoires imaginaires, ainsi qu’à la vexillologie, l’étude des drapeaux, pavillons et autres étendards. Le concept de Tasawuriy éclot. Ce n’est que quelques mois plus tard, à la sortie de la cinquième version du programme Midjourney, que la plupart des images prennent forme. « C’est tombé à la fin du mois de mars, pendant le ramadan, se souvient l’artiste. Ici, le monde s’arrête, on vit en décalé. J’habitais dans une église abandonnée de Bagdad, j’ai passé une dizaine de nuits à fabriquer environ 3 000 images. » Quid de la notion d’auteur ? C’est une question récurrente pour les productions iconographiques générées par l’intelligence artificielle. « Je m’estime absolument l’auteur de ces images, évacue l’artiste. Elles sont fidèles à mon style et ressemblent à des photos que je prends dans la vie réelle. Au-delà des images, il y a toute une construction intellectuelle qui est la mienne. Ce n’est pas comme si j’avais fabriqué un manga alors que je ne sais pas dessiner. »

© Louis-Cyprien Rials
© Louis-Cyprien Rials
© Louis-Cyprien Rials
© Louis-Cyprien Rials

Pour qui aime passer d’une forme à l’autre et croiser les médiums, l’intelligence artificielle n’est rien d’autre qu’un nouveau jouet : « L’IA n’est pas un outil intéressant pour les photographes à proprement parler. Par définition, les photographes… prennent des photos. En revanche, c’est un outil que les artistes peuvent explorer », argumente-t-il. La série Tasawuriy est remarquée par ses pairs, parmi lesquels le photographe Éric Tabuchi – coauteur avec Nelly Monnier des Atlas des régions naturelles (éd. Poursuite). Depuis, sur un compte Instagram dédié, The Third Atlas, il publie ses créations conçues via Midjourney, accompagnées de réflexions sur ce nouveau terrain de jeu. « Les images de Tasawuriy font partie de celles qui m’ont poussé vers Midjourney, raconte le photographe. J’ai réalisé qu’il s’était passé quelque chose, un saut qualitatif. Selon moi, ce type d’œuvre démontre que nous assistons à un retour vers la réalité. L’un des mérites de l’IA est de nous obliger à regarder ce que l’on ne faisait que voir. Cela réintègre l’importance du discernement. On a pris l’habitude de gober des images trop vite, sans les analyser. »

Sur les 3 000 images qu’il a produites, Louis-Cyprien Rials en a sélectionné une centaine (non retouchées) afin de développer son reportage fantasmé sur Instagram. Il a choisi de les imprimer chimiquement en tirage unique sur Polaroïd, « un objet physique, singulier, qui renforce ce côté “retour de voyage” ». Le petit format est mieux qu’un grand, sur lequel l’aspect factice saute aux yeux : les bâtiments manquent de texture, les anomalies sur les détails pullulent. « Le grain du Polaroïd et son manque de contraste résolvent les faiblesses de l’IA, justifie l’auteur. Au lieu d’une image sans valeur qu’une IA peut produire en un clic de façon redondante, l’objet photographique devient tangible et authentique. »

Cet article, signé Dorian Chotard est à retrouver dans notre dernier numéro.

© Louis-Cyprien Rials
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