Ulrich Lebeuf se confronte à ses spectres familiaux

18 janvier 2023   •  
Écrit par Pablo Patarin
Ulrich Lebeuf se confronte à ses spectres familiaux

Toute cette histoire part d’une tragédie, ou plutôt d’une succession de drames. Une jeune fille à la merci de la violence de son oncle napolitain, abandonnée par ses parents, qui voit son premier amour décéder après la naissance de leur troisième enfant… Lui-même fils issu du remariage de cette fille devenue mère, Ulrich Lebeuf grandit avec ces histoires brutales. Il y a six ans, il est parti à la découverte de cette Italie du sud où survivent ses fantômes. Une décision qui donne naissance à Spettri di famiglia : un album de famille sombre, mais rempli d’amour.

Fisheye : Quel type de photographie te porte au quotidien ?

Ulrich Lebeuf : Je suis photographe depuis plus de 25 ans, issu de la photographie de presse, du réel. Je le suis devenu pour m’inviter là où je n’étais pas attendu. J’étais très timide quand j’étais enfant, je n’ai pas fait d’études supérieures. L’appareil m’a permis d’aller vers les gens et me donner un prétexte pour côtoyer des milieux qui n’étaient pas les miens, pour des raisons religieuses, de nationalité, de niveau social… Cela m’a mis dans des situations privilégiées et m’a permis d’observer monde d’assez près.

En parallèle des collaborations que je poursuis principalement avec Libération et Le Monde – je développe des projets d’auteur, plus personnels, avec une démarche artistique. Je prends le contrepied de ce qui m’a fait connaître, car mon objectif n’est pas d’informer. J’ai toujours pris un grand plaisir à cette ambivalence, à naviguer entre ces deux mondes. Je suis persuadé que l’informatif et l’artistique se nourrissent l’un et l’autre. C’est ainsi que j’ai développé des projets très personnels, comme Tropique du cancer, qui racontait la fin d’une histoire d’amour. Dans Spettri di famiglia, nous sommes dans le domaine du récit autofictionnel.

Tu nous parles de l’histoire de ta mère ?

Ma mère naît en France, d’un père napolitain et d’une mère française. Autour de ses dix ans, on l’amène « au pays » pour faire son éducation à la napolitaine, jusqu’à ce que ses parents décident de la laisser là-bas. Elle est donc accueillie par sa tante, qui est une femme merveilleuse, mais aussi par son oncle nommé Torcile, ce qui signifie « tête de lard » en langage napolitain familier. Cet homme est extrêmement violent. Il bat sa tante, mais aussi ma mère, qui subit cette violence jusqu’à s’enfuir à seize ans avec un bel italien dont elle est tombée amoureuse. Ils auront trois enfants ensemble. Alors que le dernier vient tout juste de naître, son mari meurt dans un accident de voiture.

© Ulrich Lebeuf© Ulrich Lebeuf

Quelle est ta place dans tout cela ?

Mon père, un français, est arrivé un an après l’accident. Je suis le dernier de la famille, né d’un autre père, mais je suis très proche de mes frères et soeurs. Ma mère me racontait des histoires pour m’endormir le soir. J’ai le droit au petit chaperon rouge ou au récit de son enfance à Naples. Les napolitains ont cette fierté du territoire, bien que cette histoire parle d’un drame absolu, qui représente l’abandon et la violence.

De mon côté, je me suis nourri de tout cela, en demeurant quand même dans la marge, car je ne porte pas le même nom que mes frères et sœurs. Nous ne parlons pas italien à la maison, sauf quand ma mère s’énerve. Mes sœurs, en arrivant en France, se font traiter de « macaronis » et ont été discriminées en tant qu’immigrées. Les rares fois où nous nous rendons en Italie pour les vacances, c’est chez ma tante, à Bologne. Nous ne mettons jamais les pieds à Naples. C’est la terre interdite.

Comment t’es-tu retrouvé dans cette ville que tu ne connaissais pas réellement ? 

Entre temps je suis devenu photographe. Toute mon enfance je me suis créé des images mentales de Naples et de l’enfance de ma mère. Il y a six ans de cela, je lui ai déclaré qu’il était temps de se rendre ensemble dans ce territoire que j’ai tant fantasmé. C’était très étrange pour moi, car j’ai toujours été habitué à partir en reportage pour raconter le réel. En l’occurrence, je n’avais plus rien à photographier de l’enfance de ma mère, dont les traces avaient disparu depuis bien longtemps. Il a fallu que j’aille puiser dans mes images mentales d’enfant. Cet ouvrage est la perception de mon ressenti émotionnel vis-à-vis de ce qu’elle m’a transmis, de mon héritage familial. C’est ce qui a participé à construire l’homme que je suis.

Sur place, l’inspiration t’est-elle venue immédiatement ?

La première fois que je suis parti à Naples, j’ai une amie qui m’a demandé ce que j’allais y faire. Je lui ai répondu que je ne le savais pas du tout. On a vécu un voyage bouleversant là-bas, où j’ai photographié les lieux, ainsi que ma mère. J’ai aussi retrouvé des membres de notre famille là-bas – vivants, morts… Je cherchais des photos de famille, qui n’existaient pas. J’essayais de reconstituer un puzzle. Je suis retourné à Naples sans ma mère par la suite, j’avais besoin d’y être. J’y ai passé quinze jours où je n’ai parlé à personne. Je photographiais les gens dans la rue, avec mon Leica, sans mettre l’appareil à l’œil. Je suis parti de la réflexion du film Blow Up d’Antonioni, dans lequel un photographe immortalise un parc en Angleterre. Le lendemain, il apprend qu’un drame s’y est produit au moment même où il s’y trouvait. Il récupère son négatif et grossit l’image énormément. Dans un fourré au coin à droite, le photographe va trouver un indice… De la même manière, je cherchais des visages et indices en grossissant mes images, ce qui a créé ce grain très prononcé. Des personnages, que je n’avais pas vus initialement, apparaissaient dans les coins. Des visages se détachent ainsi, certains me regardent : ce sont mes « spectres ».

© Ulrich Lebeuf© Ulrich Lebeuf

Outre des photographies réalisées dans les rues de la ville, on retrouve aussi des photos de famille dans ton livre…

J’ai fait un certain nombre de voyages à Naples, à fabriquer des images. Mais je n’ai pu retrouver que très peu d’images de ma propre famille. J’ai donc chiné des images d’autres familles napolitaines. Sur certaines de ces photos, les visages s’étaient effacés avec le temps. Pour d’autres, je suis intervenu afin de faire disparaître moi-même les têtes, qui sont les symboles de l’identité. J’ai ainsi créé une sorte d’album de famille, qui traite aussi d’une recherche identitaire. D’une quête.

À la fin de l’ouvrage, le noir et blanc laisse place à la couleur, est-ce une forme de résolution de l’intrigue ?

Dans la majeure partie du livre, le noir et blanc s’est imposé pour des questions d’intemporalité. J’ai aussi décidé de recadrer mes images en les travaillant dans la verticalité, ce qui n’est pas dans mes habitudes. J’avais l’impression que cela me permettait d’être droit, de me tenir debout et regarder le monde dans les yeux. À la fin, j’ai tout de même souhaité mettre des paysages de Naples en couleur. Ce sont de vieilles cartes postales que je me suis accaparé, que j’ai recolorisé. Je trouvais cette idée intéressante. C’est un objet qu’on envoie toujours à sa famille lorsqu’on est de passage quelque part et que l’on voyage, depuis un endroit qui n’est pas chez nous. L’idée était donc de confirmer que ce lieu n’est pas mon foyer, bien qu’il représente une part de mon histoire. Au-delà de ces paysages étrangers, j’ai ajouté un photomaton réalisé à Naples avec ma mère, une photographie de ma tante… On retrouve aussi des photos de moi plus jeune, à l’âge où je découvre la photo – l’âge auquel ma mère était en Italie. J’ai aussi inséré un croquis de ma fille qu’elle a réalisé quand nous y sommes allés ensemble, pour boucler la boucle.

Un détail présent dans l’ouvrage que tu n’as pas encore évoqué, peut-être volontairement… Ton grand-père, qui avait abandonné ta mère, a souhaité renouer avec elle, avant de se donner la mort. Est-ce quelque chose qui a motivé ta décision de réaliser ce projet ?

Non, car c’était bien en amont. Jean-Paul Dubois, qui a écrit les textes de cet ouvrage, me dit toujours « chez vous, le drame familial arrive toujours par le téléphone ». Ma mère a appris le décès de son mari dans un accident de voiture de cette manière. Et j’étais présent le jour où on l’a appelé pour lui annoncer qu’une semaine avant de retrouver son père, il avait décidé de se pendre avec sa propre ceinture… Ce sont des instants qui ont marqué ma vie. J’ai vu ma mère malheureuse. Je l’ai vu douter, être impatiente et inquiète à l’idée de le retrouver… J’essaye de retranscrire cette émotion globale dans ce livre, qui n’est que mon propre ressenti, sans doute différent de celui de ma mère.

© Ulrich Lebeuf© Ulrich Lebeuf

Comment est née ta collaboration avec Jean-Paul Dubois, lauréat du Goncourt en 2019, qui signe les textes du livre ?

C’est un écrivain que j’admire et que j’aime beaucoup. On s’est rencontré plusieurs fois. J’ai réalisé des photos de lui, et beaucoup de portraits de son chien Watson également, avec lequel j’entretiens d’excellents rapports ! En 2012, je les photographie pour la première fois, pour Libération. Nous parlons beaucoup. C’est un homme drôle, charmant. En 2019, il reçoit le Goncourt peu après que je sois retourné le photographier, comme si j’étais une sorte de porte-bonheur. De là est née une relation assez élégante, où nous nous donnons des nouvelles régulièrement. Au moment où je travaillais sur Spettri di famiglia, j’ai appelé Jean-Paul pour lui demander s’il s’intéressait à l’Italie. Il m’a répondu : « Non, pas du tout ». Mais sa curiosité l’a emporté et l’histoire de ma famille l’a intrigué, avant de le passionner. Je lui ai donc demandé d’écrire pour mon livre – car ce que je produisais n’était pas bon – ce qu’il a accepté avec enthousiasme. Il m’a fait le bonheur de rédiger un texte, qui fut un très grand moment d’émotion à la première lecture. Avoir un auteur de ce talent pour raconter l’histoire de ma mère est une chance immense. Depuis, il m’appelle pour me demander des nouvelles d’elle, puisqu’il ne l’a jamais rencontrée. Il est vraiment à sa place dans ce livre, qui est très personnel. Il fallait que la personne qui écrive ce texte ait toute ma confiance et mon amitié.

Et qu’a pensé ta mère de ce travail ?

Elle est bouleversée. Mon père, mon frère, mes sœurs… Mon histoire, c’est la leur. Je suis privilégié, du fait de ma profession, d’avoir pu conter leur histoire et leur dédier ce livre. C’est une manière pour eux de s’accaparer ce récit. Mon frère m’a déclaré « c’est notre livre », et je suis heureux qu’il l’ait perçu ainsi. Jean-Paul Dubois, lui, m’a dit : « c’est celui de votre mère » et je suis d’accord avec cela. Je ne suis qu’un passeur émotionnel, car j’ai choisi un outil qui me le permet. C’est un livre très important pour moi, qui représente beaucoup.

Des projets futurs, liés à ce travail ?

Oui. La Galerie Sit Down avait déjà fait une petite installation l’an passé. Et plusieurs festivals en France et en Italie souhaitent le présenter, même si je ne peux en dire plus à l’heure actuelle. D’ici mars 2023, nous allons commencer à présenter l’exposition. La scénographie dépendra des lieux, mais j’y accorde beaucoup d’importance. Il y aura plus de visages encore que dans le livre. Il y aura aussi plus d’objets anodins, qui représentent des sortes d’indice…

 

Spettri di famiglia, Les éditions de Juillet, 45 €, 128 p.

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