Durant trois ans, le photographe Alain Willaume et l’auteur et critique Fabien Ribéry ont dialogué. À l’issue d’un jeu de questions/réponses est apparu l’ouvrage Un réalisme hanté. Un carnet de route passionnant où se mélangent les errements d’un photographe-voyageur et les réflexions sur notre rapport au réel et plus largement aux images. Entretien avec celui qui a bien voulu se dévoiler…
Fisheye : Quelle est la genèse de cet ouvrage, Un réalisme hanté ?
Alain Willaume : En juillet 2019, Fabien Ribery m’a demandé si j’avais envie de commencer un dialogue libre avec lui sous forme de questions / réponses. Il s’est poursuivi début 2020 pendant un voyage en Israël où j’avais entamé un travail sur la Mer morte dans le cadre de Fragiles, le dernier projet collectif de Tendance Floue. Et j’ai juste eu le temps de quitter Jérusalem avant la fermeture des frontières pour cause du Grand Confinement ! Cet entretien a donc été placé sous les étranges auspices de cette incroyable période si propice à l’inquiétude et à l’introspection.
Je connais Fabien depuis 2017. Nous nous sommes rencontrés lors d’un premier entretien pour son site lintervalle.blog sur la présentation d’une partie de mon travail Échos de la poussière et de la fracturation, dans l’exposition Autophoto montée à la Fondation Cartier par Xavier Barral et Philippe Séclier. J’avais alors été impressionné et séduit par ses questions, qui reflétaient une grande profondeur et une acuité poétique dans la lecture de mes photographies. J’avais donc pris un grand plaisir à lui répondre, tout heureux d’avoir découvert un interlocuteur passionnant et passionné. Et c’est ainsi qu’est née, sur le long terme, une amitié humaine et littéraire très stimulante.
Comment s’est installée cette conversation ?
Nous nous sommes écrit par vague de mails étalés sur cette période de trois ans. Fabien m’envoyait une ou plusieurs questions et dès que j’en avais le loisir, je m’y plongeais avec curiosité, sans contrainte de format ni de temps. Nous avons alors poursuivi cette conversation – une conversation comme je les aime, où l’on prend le temps de réfléchir, puis de donner une forme littéraire aux propos, car des questions de Fabien naissent des possibilités d’analyse et de poésie qui m’inspirent beaucoup. Et j’aime l’exercice de l’écriture, qui est pour moi devenu un monde parallèle aux images.
Une première utilisation d’une partie de ces échanges a été faite quand la structure d’Anne-Lore Mesnage, RN7, a publié en septembre 2021 le journal de l’exposition Rien ici qui demeure, restitution à Lux-scène nationale de Valence de la résidence Les Nouvelles oubliées sur la thématique d’une plongée dans mon fonds d’archives. C’est aussi à cette occasion que le titre Un réalisme hanté est apparu pour la première fois.
Que signifie ce titre ?
C’est une tentative de donner un nom à ma façon d’appréhender le réel et à sa transformation, sa transmutation par les fantômes tout à la fois du passé – le mien, comme celui des grandes figures et peuples de l’Histoire – mais aussi de toutes les tragédies du présent qui me traversent et m’habitent. Je suis le fruit du travail de ces hantises et mon labeur n’est que d’inventer des objets de regard où cohabitent effroi et beauté. Car la beauté ouvre le cœur des hommes et les invite au face-à-face avec la mort. Et j’ai la vanité illusoire de croire que certaines combinaisons de ces images sont chargées de ces tourments, tout comme une batterie est chargée d’un courant électrique qui percerait la nuit.
Ce projet est-il arrivé à un moment précis de ta carrière ?
Notre rencontre avec Fabien a coïncidé avec un moment où j’ai commencé à changer la perspective d’envisager ma photographie. Ce changement s’est d’abord produit de manière souterraine et instinctive, comme un écho diffracté de mon entrée à Tendance Floue (2010). J’ai lentement réalisé que je cessais peu à peu de raisonner en termes d’enchaînements sans fin de nouvelles séries. Comme à la suite d’une immense fatigue, presque un découragement. Au fil du temps est apparu un besoin de changer de perspective, de considérer l’ensemble de ma production non plus comme une succession de séquences autonomes, mais en suivant un principe d’œuvre globale. Cela prenait aussi bien en compte des images faites durant mon adolescence que d’autres réalisées au quotidien au smartphone ou de nouvelles séries plus structurées, mais déconstruites pour l’occasion.
Fabien, sans le savoir est arrivé à ce moment et a en quelque sorte accompagné ce bouleversement de perspective. Il m’a offert un terrain d’expression parallèle par l’écriture.
L’acmé de ce réagencement des plaques tectoniques, en 2018, s’est produit en deux temps : d’abord une rencontre avec Wajdi Mouawad : il m’a proposé, par l’intermédiaire du graphiste typographe Pierre di Sciullo, d’« illustrer » le programme de la saison 2019-2020 du théâtre de la Colline, qu’il dirige. Puis il m’a offert les espaces publics du théâtre pour y déployer une installation de photos très grand format. Je me suis senti assez en confiance pour lui proposer une suite d’images apparemment éparses, mais dont l’enchaînement traduisait ce que l’esprit de l’œuvre de Wajdi m’inspirait. Ensuite, il y a eu la rencontre avec Xavier Barral. Aussi inattendue qu’extraordinaire, elle a représenté pour moi la véritable concrétisation de toutes ces transformations intérieures : la décision de Xavier de publier ce qui allait devenir six mois plus tard cet OVNI qu’est Coordonnées 72/18 a été un tournant majeur.
Et puis cette conversation est devenue publication…
Commencé en juillet 2019, cet ensemble d’entretiens m’évoque aujourd’hui un satellite-espion qui aurait tourné en orbite autour du changement intérieur de ma pratique de création. Et c’est ça que la compilation de ces entretiens m’a en quelque sorte révélé. C’est une sorte de témoignage involontaire de cette période de transformation. Je dis « involontaire » parce que cet échange s’est d’abord et avant tout développé autour du simple plaisir de dialoguer en toute confiance avec un interlocuteur tendre et érudit. Comme l’incarnation d’une relation amicale.
Ce n’est qu’en octobre 2021 que Fabien m’a demandé si je serais d’accord qu’il cherche un éditeur pour publier ces échanges. Ma première réaction ? J’ai paniqué devant le risque d’exhibitionnisme que cela pouvait générer; j’étais tétanisé de m’offrir ainsi aux regards des autres ! Fabien a essayé de me rassurer et j’ai finalement décidé de m’en remettre à l’amitié qui nous liait et de le laisser faire.
Un mot quant à la photo utilisée en couverture ?
C’est une image ambigüe, comme je les aime. Elle fait partie de la série Insomnies. C’est la main de quelqu’un qui dort – je l’ai mise en verticale, mais en fait, elle est horizontale et elle sort de sous un drap. Elle est effleurée par un rayon de lune. En vertical, elle est pour moi un appel ou un salut amical… mais ça peut aussi être la main de quelqu’un qui disparaît, qui se noie dans le bleu ou la nuit. Elle a été réalisée au smartphone.
Y’a t-il des photos que tu as redécouvertes ?
Comme le précédent livre publié par Xavier Barral, celui-ci a été pour moi une machine à redécouvrir mes images. Et j’espère que le vent des nouveaux récits qui s’en échappent porte les lectrices et les lecteurs vers des rivages aussi lointains qu’intérieurs.
Au départ, Un réalisme hanté ne devait pas du tout être un ouvrage de photographies. Mais au fil du travail d’édition fait avec Fabien et avec Corinne App, qui a signé la maquette, le besoin s’est fait sentir de mettre des images en regard de ce dont je parlais, tout en évitant le piège de l’illustration au premier degré. C’était une contrainte à laquelle je ne m’étais jamais confrontée. Malgré la qualité de reproduction monochrome un peu sommaire (c’est vraiment un livre de textes), cela m’a beaucoup intéressé.
Deux photographies redécouvertes pendant l’écriture de Un réalisme hanté résument assez bien ce qui s’est déroulé durant l’élaboration de ce projet : il s’agit de celle qui ouvre le livre : l’île de Strombolicchio en Italie, prise en 2017 avec un smartphone bon marché, et de celle de l’homme au pylône, photographié à Taroudant au Maroc en 2010. Elles ont toutes deux été faites au cours de voyages sans but précis et ne faisaient partie d’aucun corpus revendiqué comme tel. C’étaient des images orphelines perdues dans le labyrinthe de mes disques durs. Elles ont soudain resurgi là, pleines de puissance et d’évidence. Et dans la nécessité de compléter le récit en cours. Comme les pièces indispensables d’un puzzle sans modèle. En fait, tout comme les humains, les images entrent en conversation entre elles : à nous de favoriser ces occasions et ensuite de savoir les écouter.
Meyer, un des photographes de Tendance Floue, m’avait dit à la sortie de Coordonnées 72/18 : « Willaume, tu es un collectif à toi tout seul », ce qui est aussi une manière de dire que ces images éparses construisent un récit dont je ne serais pas le seul auteur. Et j’avais pris ça comme un sacré compliment…
À qui s’adresse cet ouvrage ?
Je crois qu’il peut être lu par n’importe quelle personne qui s’intéresse aux images, certainement pas seulement par des photographes. Il évoque certains des étranges processus de la création artistique et témoigne, modestement j’espère, de la diversité des cheminements évoqués plus haut. Il raconte les errements d’un simple auteur qui découvre et redécouvre au fil des années quelques conséquences visuelles de ces faits et gestes passés, et – ce que j’aime par-dessus tout – de leurs impacts sur les images à venir.
Que peut-on lui souhaiter ?
Comme pour tous les livres : que des gens le lisent ! C’est aussi une bonne introduction à Frôlement de l’ombre, mon exposition prochaine au CACP-Villa Perochon à Niort qui débutera le 4 novembre.
128 pages
19 €