À Toulouse, au cœur de la Galerie du Château d’Eau, Arno Brignon dévoile les images de Us, un road trip photographique au cœur de douze villes reprenant le nom de capitales européennes. Un récit intimiste où se croisent sa vision du territoire et son rapport à la famille, à découvrir jusqu’au 14 avril 2024.
Il y a les routes qui s’étendent vers l’horizon sans jamais vraiment finir, les forêts à perte de vue, les figures croisées au détour d’une nuit. Il y a l’étrange intimité des motels, où l’image de la famille s’illumine à nouveau, et les archétypes américains qu’on s’imagine sans peine – le chapeau de cow-boy, l’enfant qui s’ennuie loin des métropoles, le drapeau qui s’agite dans le vent – et ceux photographiques qui nous reviennent tout aussi aisément en mémoire : Robert Frank, Wim Wenders, mais aussi Sarah Moon. Dans Us, série exposée à la Galerie toulousaine du Château d’Eau, Arno Brignon présente le fruit de trois road trips aux États-Unis, passés en compagnie de sa compagne et de sa fille. Sur place, il s’est mis en tête de visiter Amsterdam, Berlin, Lisbon, Paris, Brussels, Athens ou encore Rome. Ces villes américaines n’ayant en commun avec les capitales européennes que leurs noms. « J’ai initié ce projet en 2017, au moment de l’élection de Trump, se souvient le photographe français. La question de l’héritage européen dans ces lieux – où l’électorat est très blanc – m’intéressait beaucoup. »
« Faire un road trip quand on est photographe n’est pas une idée très originale, poursuit-il. Mais j’avais besoin de me confronter à cette figure paternelle photographique – et de “tuer le père” ». Mais c’est, paradoxalement, la présence de sa famille qui lui permet de transcender le mythe de l’homme voyageur, héros à la conquête d’un territoire inconnu. Oscillant entre plusieurs regards, plusieurs statuts – à la fois père, compagnon et photographe – Arno Brignon s’immerge finalement dans ces territoires vides, loin du photogénisme de la côte ouest plébiscitée. Il y croise des personnages, protagonistes d’un récit intime qu’il couche en parallèle sur les pages d’un ouvrage publié aux éditions Lamaindonne, mais aussi des frustrations, des incompréhensions. « Il y avait toujours une confrontation au sein de ma famille, entre deux désirs qui ne vont pas bien ensemble. Une confrontation, aussi, entre les lieux très américains et ceux de l’intime. Ce qui m’a permis d’éviter certaines répétitions tout en instaurant une dimension métaphorique », explique l’auteur.
Comme si l’inconscient avait infusé la pellicule
Car, pour lui, les États-Unis sont le « territoire de l’absence ». Enfant, son père partait y travailler, plusieurs mois à la suite, sans jamais y emmener ses enfants. Adulte, il se confronte à un espace où « la relation est cassée. La question du lien social y est très douloureuse. Les gens vivent côte à côte, mais ne se parlent pas ». Autour de Madrid (300 habitant·es), Copenhague (800), Londres (3000), il n’y a rien. Rien, à part une nature fantasmée, une population enlisée, et des kilomètres de routes. Ce vide, Arno Brignon le traduit alors en images. « Comme si l’inconscient avait infusé la pellicule. » Travaillant avec des films périmés, il laisse l’aléatoire entrer dans son processus créatif. Les instants qu’il capte de son voyage se troublent, s’altèrent. Ils traduisent la mélancolie qui accompagne le trio tout au long du périple. Ici, un port se trouve plongé dans un bleu sombre, les navires devenus des figures floues annonciatrices d’un voyage maudit. Là, une lampe de chevet plonge un couple dans un clair-obscur symbolique, éclairant les étreintes qui les réchauffent, malgré tout.
À ces pistes de lecture, Arno Brignon et Christian Caujolle, conseiller artistique de la galerie du Château d’Eau, ajoutent une dimension physique. Au cœur de l’architecture étonnante du lieu, les clichés exposés à l’étage nous lancent dans notre propre voyage : des planches-contacts représentant des routes insufflent une sensation de vitesse, donnant la cadence à nos pas. En bas, alors que les couloirs sont plus étroits et nous poussent à nous approcher des œuvres, celles-ci deviennent plus intimistes. Comme une invitation à plonger dans le quotidien étrange de ces excursions familiales. Du noir et blanc à la couleur, Us multiplie en fait les dialogues : entre partage et solitude, pauses et travail, gigantisme et confinement. Mais il croise également les regards et les influences de son auteur : les références photographiques évidentes – « toutes assumées, parce que sur place, on ne peut pas faire autrement ! », précise-t-il d’ailleurs – rencontrent les créations plus oniriques, encapsulant un paysage mystique qui émerge du grain et des halos colorés. Réunies, les images se font impressionnistes. Elles révèlent les états d’âme d’un auteur en pleine création, elles soulignent l’authenticité de ce road trip aux visions multiples. Elles incarnent, tout simplement, l’idée d’apprendre « à regarder, et à voir à plusieurs ».