Yao Yuan, 1 2 3 2 1 : fructueuse serendipité

23 janvier 2024   •  
Écrit par Milena III
Yao Yuan, 1 2 3 2 1 : fructueuse serendipité
© Yao Yuan
© Yao Yuan

© Yao Yuan

Yao Yuan, photographe chinois·e, s’intéresse aux corps, aux espaces et aux rituels. Son premier ouvrage, 1 2 3 2 1, est paru en auto-édition en septembre dernier, et se découvre comme une ode cinématique à l’existence, dans sa profondeur et sa banalité.

« Depuis un lieu isolé, nous prions pour la renaissance et l’harmonie d’une planète sans frontières, secouée par les vibrations de l’amour et de la gratitude », peut-on lire dans 1 2 3 2 1 – signé Nagakura Nami, amie de Yao Yuan et personnage principal de l’ouvrage. Photographe non-binaire, Yao Yuan – qui nous avait raconté le début de son projet il y a de cela cinq ans – est un·e adepte de la sérendipité, combinaison du hasard et de la sagacité, qu’iel désigne comme le fil conducteur de son œuvre. Car en effet, son livre est une subtile et esthétisante exploration de thématiques essentielles : l’intimité, la nature et la maternité, données à voir dans un récit qui échappe aux normes. Lorsque Yao Yuan l’a réalisé, c’était entre 2017 et 2019, soit lorsqu’iel vivait au Japon.

 « La société androcentrée et hétéronormative dans laquelle nous vivons a de nombreuses attentes quant à l’apparence d’une mère, d’une famille, à la définition d’un homme ou d’une femme et aux types de relations qu’ils devraient avoir, et la liste est longue », explique-t-iel. Plutôt que d’essayer d’imposer une autre image de la maternité, j’ai voulu raconter l’histoire honnête d’une personne qui porte la vie et qui la donne, aussi directement que possible avec les images. Cette imagerie s’avère quelque peu différente des attentes de certains. » L’art de Yao Yuan se veut donc avant toute chose disruptif. Élégantes et raffinées, ses photographies se déploient sur du papier non couché, avec des couleurs fortes et saillantes, mais sans criardise. 

Car même si certaines d’entre ces images montrent la réalité dans sa dimension crue, organique, elles donnent à contempler un monde dans lequel l’agressivité et la violence de notre époque contemporaine sont mises en sourdine, lointaines. Peut alors s’y épanouir le lien spirituel avec la nature et la transcendance, personnifié par Nagakura Nami, qui apparaît comme une déesse à la sagesse infinie. Lorsque l’on parcourt les pages de 1 2 3 2 1, on est témoin de quelque chose de profond – de la mortalité et de l’humilité lorsque l’on regarde quelque chose d’autre, comme le moment d’une naissance, ou quand un ciel sans nuages apparaît dans toute son immensité. Roman-photo de 304 pages, 1 2 3 2 1 fait partie de la sélection du Prix du Livre Paris Photo de la Fondation Aperture 2023. Il est le résultat d’un travail en collaboration étroite entre son auteurice et son amie Nagakura Nami, qui fait partie de ces personnes dont iel admire l’œuvre photographique.

Cellui qui pensait hors de nos cadres

Fait de couleurs qui se font écho, de leitmotiv, d’autant de paysages que d’organes, d’autant d’images proches de l’abstraction que de figurations de la réalité la plus brute, 1 2 3 2 1 est un objet décidément unique. À l’ombre du mont Fuji, loin de la métropole oppressive, l’intimité trouve son espace, et se partage entre ces deux êtres à la grande intensité de vivre. « Les personnes qui ont lu le livre pour la première fois me demandent souvent si untel ou untel est le père, ou s’il s’agit d’une histoire d’amour, déclare Yao Yuan. En effet, c’est une histoire d’amour, si seulement nous sommes prêts à redéfinir l’amour et à redéfinir le récit. C’est un amour queer, mais en même temps, ce n’est pas le cas, si vous voyez ce que je veux dire. C’est une histoire queer, dans le sens où les queers oublient souvent les règles rigides qui s’appliquent à l’amour. » Le projet s’est ainsi développé de manière intuitive, reflétant la proximité d’une relation singulière entre les deux collaborateurices. C’est une vision queer qui se contemple et se médite à travers les pages de ce précieux ouvrage. L’auteurice cite d’ailleurs Simon(e) von Saarloos, qui dans Take ’em down déclare que « queer » fait référence à « ce qui n’est pas », à « ce qui n’est pas encore là ». « “Penser queer” signifie essayer de trouver un moyen d’imaginer le monde au-delà ou en dehors des normes et des valeurs actuelles », précise-t-iel.

En résonance avec de nombreux photographes japonais du passé, comme Eikoh Hosoe, Masahisa Fukase ou Shoji Ueda, son travail se nourrit d’une profondeur émotionnelle et spirituelle. Il semble ainsi puiser l’inspiration chez ces artistes, qui n’ont eu de cesse de dépeindre l’expérience humaine solitaire. À sa manière, les clichés de Yao Yuan semblent rappeler qu’il existe, quelque part, un espace de silence pour chacun et chacune de nous. La photographie devient avec iel une pratique spirituelle dont l’aspiration est la quête de l’invisible, à la manière d’une philosophie taoïste ou d’une forme de symbolisme. « 1 2 3 2 1 », comme une mise en chiffre astucieuse du passage du temps d’une vie. Comme un compteur qui avance puis se met à rebours, et qui fait soupirer : cela passe trop vite. Comme les pages d’un livre qui se déploie et se referme.

© Yao Yuan

© Yao Yuan
© Yao Yuan
© Yao Yuan
© Yao Yuan
© Yao Yuan
© Yao Yuan
© Yao Yuan
Auto-publié
19.5 x 26 cm
88€
304 pages
À lire aussi
Confidences près du Mont Fuji
Confidences près du Mont Fuji
Durant plusieurs mois, Yuan Yao, a photographié Nami, une jeune femme enceinte. Prises aux quatre coins du Japon, les images évoquent un…
27 novembre 2018   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Explorez
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Love, de la série Huá biàn © Agathe Veidt
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Agathe Veidt saisit la fête et les chants de révolte au cœur d’une boîte de nuit de renom à Shenzhen. De retour en France, elle tricote...
29 mai 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Katrin Koenning et le deuil partagé du vivant
© Katrin Koenning, between the skin and sea / Courtesy of the artist and Chose Commune
Katrin Koenning et le deuil partagé du vivant
Photographe établie en Australie, Katrin Koenning signe between the skin and sea, un livre bouleversant paru chez Chose Commune en 2024....
27 mai 2025   •  
Écrit par Milena III
La sélection Instagram #508 : jeux de mains
@ Zoé Schulthess / Instagram
La sélection Instagram #508 : jeux de mains
Lien entre soi et le monde, la main suscite un intérêt immuable dans le domaine des arts. Les photographes de notre sélection Instagram...
27 mai 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Êtes-vous triste ? : Sophie Calle au Mrac Occitanie
© Sophie Calle
Êtes-vous triste ? : Sophie Calle au Mrac Occitanie
Jusqu’au 21 septembre 2025, le Mrac Occitanie à Sérignan accueille l’exposition Êtes-vous triste ?, une exploration délicate de l’univers...
24 mai 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les yeux dans les yeux, portraits de la collection Pinault
© Annie Leibovitz
Les yeux dans les yeux, portraits de la collection Pinault
À l’occasion de la cinquième édition d’Exporama, la Collection Pinault fait halte à Rennes avec une exposition magistrale sur le...
31 mai 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Le  7 à 9 de CHANEL, les visages pluriels d’Omar Victor Diop
© Omar Victor Diop
Le 7 à 9 de CHANEL, les visages pluriels d’Omar Victor Diop
Troisième invité du cycle "Le 7 à 9 de CHANEL", le photographe sénégalais Omar Victor Diop a offert au public du Jeu de Paume un moment...
30 mai 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Love, de la série Huá biàn © Agathe Veidt
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Agathe Veidt saisit la fête et les chants de révolte au cœur d’une boîte de nuit de renom à Shenzhen. De retour en France, elle tricote...
29 mai 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Sidewalk Stills, les déchets des marchés de Charles Negre
Sidewalk Stills © Charles Negre
Sidewalk Stills, les déchets des marchés de Charles Negre
Dans Sidewalk Stills, le photographe français Charles Negre offre un regard sensible sur les déchets qui parsèment les sols des marchés...
29 mai 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas