« Tokyo Fishgraphs » : quand les poissons racontent une histoire

20 décembre 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Tokyo Fishgraphs » : quand les poissons racontent une histoire

Croisant portraits de poissons et estampes de Hiroshige, Naohiro Harada construit Tokyo Fishgraphs. Un ouvrage étrange relatant une période à part dans l’histoire nippone : les Jeux olympiques de 2020 fermés au public en raison du Covid-19.

2018, Tokyo, en préparation des Jeux olympiques, s’épanouit. Les structures se construisent, l’enthousiasme est palpable, la ville entière attend d’accueillir l’événement sportif. Galvanisé·es, les photographes s’apprêtent à documenter le fourmillement des rues, à figer ce moment historique – c’est le cas de Naohiro Harada. Ambitieux, l’artiste japonais entend réaliser un projet à la fois monumental et personnel durant Tokyo 2020. La mauvaise nouvelle tombe : les Jeux n’auront lieu qu’un an plus tard, repoussés par la pandémie qui touche le monde entier. Les épreuves, quant à elles, demeureront fermées au public. Un dispositif inédit à l’absurdité inspirante. « Pour Tokyo, l’événement était marqué par un certain cynisme. Moi dans tout cela ? Je souhaitais quand même commémorer cette période. Comme je pressentais que la peine liée à l’épidémie s’effacerait avec le temps et que de nombreuses images de cette période représenteraient des personnes masquées, j’ai voulu m’essayer à une autre approche », explique l’auteur.

C’est durant ses études, alors qu’il entamait un long périple, que Naohiro Harada s’est lancé dans la photographie. Une passion naissante qu’il perfectionne ensuite au sein d’une école d’art. Fasciné par la culture et l’art de son pays d’origine, il s’attache depuis à « donner à voir une expression uniquement japonaise ». Une perspective aiguisée par de longs séjours à Taïwan et par une connaissance des territoires asiatiques qui lui confèrent un recul nécessaire sur sa propre histoire. « J’utilise ce médium pour mettre en image ce qui ne peut pas être retranscrit par des mots. Je pense qu’il s’agit de visions de vie, de mort, d’existence qui sont propres au Japon et dont nous ne sommes pas réellement conscients », ajoute-t-il. Admirateur d’Issei Suda, Hiroshi Sugimoto, Daido Moriyama ou encore Nakaji Yasui, l’auteur construit, avec une poésie atypique, des récits à l’excentricité charmante révélant en contrepoint des héritages atemporels.

© Naohiro Harada© Naohiro Harada

Une douce caricature

Tokyo Fishgraphs

est l’exemple parfait d’une osmose singulière. Sur les pages de l’ouvrage, les flashs crus révèlent les yeux, les écailles de poissons morts placés dans d’étranges postures. Des mises en scène croisant les célèbres gravures d’Utagawa Hiroshige venues des Cent vues d’Edo, une série d’estampes emblématique de la culture nippone. « Hiroshige est un artiste ukiyo-e de renommée, figure majeure du japonisme. Le poisson, lui, est un élément primordial de l’héritage du pays. Notre cuisine est construite autour de lui, et ses couleurs, son apparence ont beaucoup influencé notre art. L’œuvre la plus populaire de Takahashi Yūichi – considérée comme la première peinture japonaise inspirée du style occidental – représente d’ailleurs cet animal », raconte Naohiro Harada. Retournant sur les lieux les plus connus des Cent vues d’Edo, le photographe entreprend alors de rendre hommage à cette grande figure de l’art asiatique. Plaçant soigneusement les carcasses des poissons sur le sol, les enveloppant de parures colorées, ou révélant leur chair, il fait d’eux les protagonistes insolites de son récit. Les seuls êtres vivants peuplant les rues de la capitale, comme une réinterprétation surréaliste des traditions nippones.

Car à Tokyo, plus personne ne sort. Les avenues demeurent désertes, le confinement obligeant les habitant·es à s’enfermer chez elleux. Après une anticipation montante, déclenchée par l’approche des Jeux, le temps semble s’étirer ou s’arrêter. Le monde n’avance plus, les paysages changent. Des panoramas urbains engloutis par une foule grandissante au goudron silencieux attendent patiemment les milliers de pas qui le foulent quotidiennement. « Le surréalisme est un genre que je chéris depuis toujours. Et cette ville vide avait quelque chose de profondément absurde. Comme si l’art remplaçait le réel. On dit que les êtres humains descendent des poissons, et il y avait quelque chose de profondément provocant dans l’idée de photographier ces animaux loin de la mer. C’est quelque chose que je n’aurais jamais pu réaliser dans un autre contexte », confie l’auteur. Pensées comme une série de Miate-e – un art traditionnel jouant avec les allusions, les jeux de mots pour décrire et parodier des événements – les images de Tokyo Fishgraphs font dialoguer avec raffinement humour et histoire. « Les règles propres au Miate-e empêchent ses adeptes d’illustrer une chose telle qu’elle est. C’est une sorte de douce caricature », précise Naohiro Harada. Une version légèrement altérée, comique et presque nostalgique d’un présent qu’on peine à appréhender. Tout en rendant hommage aux courants artistiques ayant marqué Tokyo, le photographe parvient, à travers son livre, à figer un instant historique en s’affranchissant des clichés. Une représentation unique et remarquable de l’ère du Covid.

 

Tokyo Fishgraphs, Éditions Libraryman, 45€, 80 p.

© Naohiro Harada© Naohiro Harada

 

© Naohiro Harada© Naohiro Harada

 

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© Naohiro Harada

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