Artiste et influenceuse, pourtant bien loin de se limiter à des posts promotionnels, Adeline Rapon milite pour le décolonialisme, le féminisme, l’antiracisme et l’écologie, dans une démarche très documentée, choyant l’esthétisme et la pertinence. Dans sa série Vie et mort, elle se penche pour la première fois de son œuvre sur la question spirituelle. Elle est à découvrir jusqu’au 10 novembre 2023, dans le cadre d’une exposition au Rond-Point des Arts, dans la ville de Fort-de-France en Martinique.
« Comme souvent, on cherche une réponse simple et efficace à une interrogation. Vie et Mort ? C’est la base même de tout. J’ai trouvé des fantômes, j’ai trouvé des chants, j’ai trouvé des personnes qui faisaient lien. J’ai mélangé tout ça, pour un résultat hybride et peu habituel dans mon travail : il fallait ouvrir toutes les portes. Même si ça dérange. » Ainsi s’achève le texte écrit par Adeline Rapon accompagnant la série documentaire réalisée pour le magazine Zist, Vie et mort. Dans cet ensemble de quatorze images capturées dans le cadre de la célébration de la Toussaint en Martinique, elle explore les manières diverses d’établir un lien à la mort, traditionnellement, sur l’île. Mais surtout, elle s’est intéressée de près aux conteur·ses qui accompagnent les cérémonies religieuses.
Le fruit d’une évolution du regard
Nous l’avions rencontrée lors des Rencontres photographiques du 10e, Adeline Rapon, dans la vie de tous les jours, aime naturellement celles et ceux qui trouvent dans l’art, quel que soit le médium, le moyen de s’exprimer. Attentive à la musique qui émane de chacun·e, elle a, pour sa part, fait du 8e art son allié le plus fidèle pour se porter témoin de son temps. À 33 ans, la jeune femme née à Paris commence à vivre depuis peu entre la France Hexagonale, d’où vient sa mère, et la Martinique, d’où vient son père. Son œuvre participe d’une démarche de décolonialisation, dans le sens où elle tente de « traduire la normalité en comprenant et en apprenant les codes locaux, afin d’éviter l’exotisation ». Sa série précédente, Fanm Fô, qui faisait honneur à ses racines antillaises, était déjà le fruit d’une remise en question personnelle et d’une volonté de renouer avec ses origines.
Ce n’est donc pas pour rien qu’au centre de son travail, c’est le portrait d’Alin Légarès, conteur et figure importante de la tradition martiniquaise, qui domine. Il est de celleux qui vivent « avec et grâce à la Mort », écrit Adeline Rapon, car « sans Elle, il ne chante pas. » Par « conteur·se », attention, l’on n’entend pas seulement quelqu’un qui raconte des histoires : « iel est la personne que l’on fait venir pour prendre la parole lorsque le ou la mort·e ne le peux plus, explique l’artiste. C’est un métier hérité de l’esclavage et d’une culture afro-descendante martiniquaise, qui n’existe que lorsque d’un décès survient. » Alin Légarès est l’un des derniers à exercer ce métier : Vie et mort chante donc, d’une certaine manière, la relation perdue avec la tradition des conteur·ses funéraires. Une perte qui semble affecter la jeune femme, elle qui pourtant n’a jamais grandi dans un environnement particulièrement religieux : « Sentir une puissance spirituelle autant dans l’assiduité des fidèles à l’église que dans le personnage et la vie d’Alin Légarès m’a profondément bouleversée », confie-t-elle. Vie et mort, comme un hommage, prend alors la forme d’une mise en abime, puisqu’elle évoque ces conteur·ses qui font vivre la Mort, et que son écriture finit par prendre elle-même la forme du conte.
Croiser l’esthétisme et le documentaire
Dernièrement, Adeline Rapon a réalisé que ce qui l’aidait le mieux à méditer et à organiser ses idées était « de marcher dans la nature et d’être dans l’eau, le regard tourné vers le ciel ». Ce n’est donc peut-être pas un hasard si peu à peu, au cours de son travail, l’artiste a commencé à creuser le sujet de la spiritualité. Au cours de son court séjour pour la réalisation de ce reportage, l’autrice réalise qu’elle est peut-être plus impliquée dedans qu’elle n’a bien voulu le croire jusque-là. Si bien que dans le texte, Adeline Rapon envisage la Vie et la Mort comme des personnages qui finissent par l’accompagner elle-même, à travers les fantômes de ses ancêtres, et les chants des conteur·ses qui résonnent en elle.
« Trinité, la ville où j’ai commencé mon reportage, est celle d’où vient ma famille paternelle et mon grand-père, qui était ébéniste, en était un acteur assez important, raconte-t-elle. Je ne sais pas si les hasards existent, mais il a été dans chaque échange, au point de devenir un personnage à part entière dans ce récit, me forçant d’une certaine façon à avoir un rapport bien plus émotionnel au sujet de la série. » Inévitablement, l’artiste au cours de son enquête est touchée personnellement, tant et si bien que les rencontres semblent ressusciter ses ancêtres. Au fil des images, la série Vie et mort capture les gestes qui entourent les rituels funéraires, du geste du pinceau pour redorer les lettres en bronze qui marquent les tombes, au recueillement de chacun·e à l’église. À travers les nombreux jeux de miroirs et les effets de double exposition, l’on comprend que son sens est à l’image de son titre : la mort se reflète dans la vie, et elle peut être célébrée chaque jour, par le pouvoir de la parole et du chant.