Chia Huang compose dans un silence qui veut tout dire

10 août 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Chia Huang compose dans un silence qui veut tout dire
© Chia Huang. Looks through the fishes, de la série Silence is Speaking.
© Chia Huang. Family, de la série Silence is Speaking.
© Chia Huang. He draws himself, de la série Silence is Speaking.

Lauréate du Prix Dior de la Photographie et des Arts Visuels pour Jeunes Talents 2024, Chia Huang, photographe taïwanaise, s’est immergée dans le quotidien silencieux de la famille Sun, où le père malade façonne un dialogue alternatif avec ses deux fils autistes.

Dans le monde d’A-ce et d’A-Zhan, la parole n’a pas sa place. Les deux jeunes frères souffrent d’autisme sévère et sont incapables de dialoguer par les mots. Leur père, atteint d’un cancer des poumons, les élève seul depuis dix ans. Ce monde muet vibre pourtant au son des crayons qui grattent sur le mur de leur maison. C’est en voyant cette fresque, réalisée par les deux garçons, dans un journal local que Chia Huang a une révélation. « Je me suis dit que c’était fou, qu’il fallait que je travaille avec eux, explique l’artiste. J’ai pris contact avec le père sur Facebook et il a directement accepté. » Résidant en France, la photographe taïwanaise s’envole pour Taitung, une ville de pêche et d’agriculture au sud-est de l’île de Formose, où sont établis les Sun, pour une immersion de six mois. Ce travail résonne pour Chia Huang. Issue elle-même d’une famille aborigène, elle cherche au travers de sa pratique à lever le voile sur « les cultures qui sont en train de disparaître ou travailler avec celles et ceux en marge de la société », ajoute-t-elle. Dans ce quotidien taciturne, quelque chose parle. C’est ce quelque chose que la série Silence is Speaking dévoile. Douleur, confusion, l’impossible communication avec l’extérieur, la société traditionnelle taïwanaise dont les attentes sont impossibles à atteindre pour cette famille. L’appareil photographique de Chia Huang devient un instrument pour composer une « poésie ambulatoire », comme l’aime l’appeler l’artiste. « Lorsque je déambule avec mon appareil, j’ai l’impression que le monde est à la fois silencieux et parlant. Je pense que c’est pour cela que j’aime autant la photographie », confie-t-elle. Ce travail sensible, présenté à LUMA dans le cadre des Rencontres d’Arles, lui a valu le Prix Dior de la Photographie et des Arts Visuels pour Jeunes Talents 2024.

© Chia Huang. Ten years of Silence, de la série Silence is Speaking.
© Chia Huang. Happy Hour, de la série Silence is Speaking.

Symbiose triangulaire

Chia Huang ritualise son immersion dans la famille Sun. Elle médite tous les matins dans un petit temple au bord de la mer avant de se rendre chez eux : « J’avais besoin d’être vide et disponible. Je ne voulais pas seulement regarder le fil des événements à travers l’écran », déclare la photographe. La journée commence alors dans un environnement amical et la création artistique opère. Dans le silence, les deux garçons s’expriment par un geste du poignet. Feutre ou crayon en main, la structure de leur maison se métamorphose en une toile perpétuelle, au point que les dessins et l’énergie d’A-ce et d’A-Zhan vont contaminer le travail de Chia Huang. Ses photographies conversent avec les croquis amateurs de la fratrie et les images d’archives de la famille. Elle détaille : « J’avais envie de combiner les médiums pour trouver l’équilibre devant et derrière l’appareil photo. Je ne veux pas être celle qui regarde la douleur des autres. Je veux découvrir comment ils vivent leur vie par le biais de leur propre regard. » À trois, iels composent le son du silence qui englobe la vie de ces deux garçons depuis dix ans, décèlent les instants cachés, les moments de joie, ou de colère, du jeu vidéo à la sieste, en passant par la balade dans l’animalerie du coin. « L’archive est aussi importante que les dessins des garçons, car elle révèle l’histoire de leur famille, la maladie du père, la dépression de la mère. Ils se l’approprient, la retravaillent, enfilent les perles qui constituent leurs visions », poursuit la photographe. Pour Chia Huang, cette approche collaborative, c’est surtout une façon de faire des deux frères les artistes de leur vie. « L’enjeu pour moi, c’est d’abandonner mon rôle d’artiste et de permettre aux enfants de libérer leur créativité », soutient-elle. Cette manière d’intégrer des éléments amateurs dans son œuvre est inhérente à l’autrice, qui se pose constamment la question : « L’art appartient-il seulement aux gens qui ont reçu une formation spécifique ? » Son engagement auprès des enfants autistes se poursuit dans l’association qui accompagne A-ce et A-Zhan, où elle donne des cours de dessin. « Ça n’a rien de technique, assure-t-elle. On médite, on chante, on rit et on s’exprime en dessinant. C’est un moment où chaque individu apporte sa voix, son regard », conclut Chia Huang.

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