Codex Virtualis : Interspecifics Lab et la création d’une vie artificielle

Codex Virtualis : Interspecifics Lab et la création d’une vie artificielle
© Interspecifics Lab
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Couplant démarche artistique et recherche scientifique, Interspecifics Lab se sert de l’intelligence artificielle comme d’un outil capable de recréer les conditions de vie extrêmes d’organismes dits extrêmophiles. Aujourd’hui, le collectif mexicain revient en détail sur Codex Virtualis, un projet que nous vous avons présenté entre les pages du Fisheye #61, toujours disponible en kiosque.

Fisheye : Pouvez-vous vous présenter, s’il vous plaît ?

Interspecifics Lab : Nous sommes Interspecifics Lab, un collectif formé en 2013, à Mexico. Cela fait maintenant dix ans que nous travaillons sur des processus qui requièrent des techniques transmédias, tirés de la technologie, des sciences et de l’art. Notre pratique gravite autour de recherches artistiques, et dans ce sens, nous explorons plusieurs phénomènes physiques, biologiques et cognitifs qui, d’une façon ou d’une autre, expriment la complexité de la réalité qui est la nôtre, le tout d’un point de vue phénoménologique. Paloma Lopez et Leslie Garcia sont à l’origine du projet. Au fil des ans, d’autres membres, à savoir Emmanuel Anguiano, Felipe Rebolledo et Alfredo Lozano, ont rejoint l’aventure par le biais d’ateliers. Nous disposons également d’un réseau de collaborateurs et de collaboratrices scientifiques dans le monde entier, dont Maro Pebo, Fernan Federici et Carles Tardio Pi.

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« Cette approche nous a permis d’explorer et de comprendre l’interaction fascinante de la vie à ses plus petites échelles, en dévoilant de nouvelles perspectives qui, autrement, seraient restées hors de la portée de nos sens. »

Comment l’idée de concevoir Codex Virtualis vous est-elle venue ? De quoi s’agit-il ?

Ces dernières années, l’un de nos thèmes récurrents a été l’observation de la vie microscopique : son comportement, son organisation et son appareil perceptif. Ces projets nous ont amenés à découvrir les travaux de Lynn Margulis, une biologiste qui a entrepris de raconter une autre histoire des origines de la vie en évoquant la symbiose et ses différents modes d’expression. En parallèle, notre curiosité pour les processus biologiques, en particulier les micro-organismes, s’est accompagnée par la nécessité de trouver des méthodologies d’observation prolongée. En général, les cycles de vie de ces organismes sont imperceptibles à l’échelle humaine. Vers 2015-2016, nous avons alors commencé à travailler avec des outils d’apprentissage automatique afin de transcender nos limites. Cette approche nous a permis d’explorer et de comprendre l’interaction fascinante de la vie à ses plus petites échelles, en dévoilant de nouvelles perspectives qui, autrement, seraient restées hors de la portée de nos sens.

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Votre série s’articule autour de la théorie de l’endosymbiose. En quoi cela consiste-t-il ?

Une partie du travail de Lynn Margulis vise à expliquer comment les eucaryotes [des organismes vivants composés d’un noyau séparé du cytoplasme par une membrane, NDLR] donnent naissance à des formes de vie plus complexes par le biais du phénomène d’association, qui consiste à cohabiter pour combiner ses capacités et assurer sa survie. Cette théorie de l’origine des espèces offre une alternative à la vision darwinienne, où le processus d’évolution résulte de la compétition. Dans les sociétés modernes, les récits scientifiques sont considérés comme des vérités. Ce processus de compétition darwinienne a influencé les théories relatives à l’économie, aux jeux et à la politique, conduisant à une compréhension plus dévorante de la vie et des justifications que nous apportons en tant qu’espèce.

Il nous apparaît essentiel de soutenir la diffusion de visions alternatives. L’endosymbiose est donc devenue notre espace pour expérimenter des formes de coopération entre les organismes vivants mais aussi entre les algorithmes et les machines. Dans Codex Virtualis, nous nous efforçons de recréer les conditions méthodologiques de ce processus coopératif en utilisant une série d’algorithmes qui servent d’environnement virtuel à la création de formes de vie basées sur des règles de recombinaison et de transfert de gènes entre organismes, le tout sous la médiation d’une intelligence artificielle. 

Codex Virtualis propose à la fois une pratique artistique et une recherche scientifique qui remettent en question les définitions conventionnelles de la vie. Il s’agit d’un couplage sémantique d’algorithmes qui s’apparente aux mécanismes de vie des micro-organismes, redéfinissant continuellement les limites de l’existence. Le projet est ancré dans l’histoire culturelle et artistique des automates et de la quête séculaire de l’humanité cherchant à créer des formes de vie mécaniques. Il en explore les interprétations contemporaines dans le domaine de la vie artificielle (ALife) par le biais de simulations informatiques. En outre, il met l’accent sur les valeurs de la collaboration et de l’échange en faveur de la diversité et de la survie, tant dans les algorithmes que dans la vie microbienne.

© Interspecifics Lab
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Quel processus suivez-vous pour créer vos images, et comment formez-vous ces algorithmes créatifs ?

Dans la première itération de Codex Virtualis, sous-titrée Genesis, les processus techniques sont conceptualisés en trois couches principales :

1) Synthèse de formes de vie biologiques et artificielles ;

2) Exploration et exploitation de la couche de synthèse ;

3) Assemblage des résultats produits dans les couches 1) et 2).

Les limites entre ces couches s’estompent au fur et à mesure que l’on s’approche de leur couplage et de leur interaction.

L’un des processus fondamentaux a été l’utilisation d’un réseau accusatoire génératif tel que StyleGAN2 via deux processus différents : l’entraînement d’un réseau à partir de zéro, sur l’une des bases de données d’images, et l’entraînement d’un réseau à partir d’un point de contrôle ou d’un apprentissage par transfert préalablement entraîné. Ces deux processus sont équivalents d’un point de vue procédural mais présentent des caractéristiques de représentation distinctes. Notre approche était centrée sur les propriétés visuelles de chaque organisme, en pensant à la vie au-delà d’une vision centrée sur les gènes, une vision dans laquelle les spécificités environnementales et d’autres facteurs épigénétiques contribuent à la réalité biologique réelle, et pas seulement à la composition chimique.

Pour étendre les possibilités génératives de nos GAN entraînés, nous nous intéressons à la manipulation, à l’exploration et au contrôle des procédures de génération d’images. L’intégration de la visualisation par ordinateur, de la réduction dimensionnelle des statistiques et des algorithmes d’apprentissage automatique permet d’obtenir une représentation non supervisée et une exploration autonome. Le résultat est une architecture évolutive in silico qui explore différentes recettes algorithmiques selon lesquelles les concepts biologiques de variation, d’hérédité, de fusion et de coopération peuvent se manifester esthétiquement et conduire à des profils morphologiques hybrides de novo.

© Interspecifics Lab
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« Les organismes créés par notre système sont des extrêmophiles qui, symboliquement, pourraient avoir la capacité d’habiter d’autres planètes, s’inscrivant ainsi dans le domaine de l’astrobiologie. Quoiqu’il s’agisse d’un projet de recherche artistique, il partage la mission d’imaginer comment la vie microbiologique pourrait évoluer au-delà de la Terre.  »

Quels rôles jouent les êtres humains et les machines dans ce processus de coopération ?

En ce qui nous concerne, nous essayons d’appréhender la machine non pas comme un outil d’exploitation, mais comme un agent doté de capacités spécifiques qui peuvent avoir une incidence sur divers éléments. Ces capacités incluent une temporalité perceptive élargie et la faculté d’identifier des modèles, et ce, parmi beaucoup d’autres. Nous comprenons que chaque composant de nos pièces a son propre rôle, tout comme les êtres humains, et que la coopération entre ces différents acteurs peut contribuer à une vision plus large de notre environnement. En ce sens, nos collaborateurs sont l’altérité, les bactéries, les plantes, les champignons, les phénomènes physiques, les algorithmes et les machines qui aident à affiner les processus perceptifs de l’interface sensorielle humaine.

Quel est l’objectif de ce projet ?

Notre recherche consistait principalement à envisager la vie par le biais de processus informatiques. Cette série résulte ici d’une collaboration avec le SETI Institute et le Future Lab of Ars Electronica. Les organismes créés par notre système sont des extrêmophiles qui, symboliquement, pourraient avoir la capacité d’habiter d’autres planètes, s’inscrivant ainsi dans le domaine de l’astrobiologie. Quoiqu’il s’agisse d’un projet de recherche artistique, il partage la mission d’imaginer comment la vie microbiologique pourrait évoluer au-delà de la Terre. 

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Quelle a été la plus grande difficulté rencontrée lors du processus de création ?

Outre les images, nous créons des modèles procéduraux, les images ne sont en réalité que des instantanés tirés des vidéos qui en résultent. Dans cet environnement, tout est en mouvement, virtuellement vivant. Il n’est peut-être pas exact de parler de difficulté, car l’ensemble du processus est entièrement expérimental et les défis peuvent donner lieu à des possibilités inattendues. Ce qui est vraiment remarquable, c’est d’assister à l’émergence visuelle de ces micro-organismes à l’ADN mixte contenant des éléments de leurs ancêtres et des parties génératives produites par l’IA. Bien que nous ayons passé beaucoup de temps à planifier la trajectoire technologique, les résultats se sont révélés étonnants au fur et à mesure qu’ils survenaient.

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« Comme toutes les technologies, elle reflète notre nature créative, portée vers l’innovation, et elle est également susceptible d’avoir des retombées positives comme négatives. Comprendre son contexte historique et les motivations sous-jacentes de son développement peut nous aider à l’utiliser de manière responsable et éthique. »

Plus généralement, que pensez-vous de l’intelligence artificielle ?

Nous considérons l’intelligence artificielle comme une forme d’expansion humaine, comme toutes les technologies. Il s’agit d’un agent matériel qui tire ses capacités de notre imagination et de nos connaissances. Dans un sens plus strict ou technique, l’IA est un ensemble d’outils reproduisant des facultés perceptives et cognitives humaines particulières, tels que les processus d’observation élargis et l’apprentissage par l’expérience. Ce cadre technologique est le résultat naturel et cumulatif de la quête de l’humanité à trouver des outils pour se connecter au monde, et nous pouvons retracer son histoire jusqu’au développement du langage et aux premiers courants de pensée. En remontant le cours de l’histoire mondiale, nous constatons que l’IA est une autre manifestation de notre capacité de projection.

Cela dit, lorsque cette projection devient un outil de contrôle ou d’influence, des dangers potentiels peuvent apparaître. Dans les années 1960, McLuhan nous a mis en garde contre la capacité des technologies à étendre, mais aussi à amputer nos propres facultés. En conséquence, observer l’IA de manière isolée ne nous sert pas à grand-chose ; il est essentiel de la replacer dans le contexte du développement technologique de l’humanité. Comme toutes les technologies, elle reflète notre nature créative, portée vers l’innovation, et elle est également susceptible d’avoir des retombées positives comme négatives. Comprendre son contexte historique et les motivations sous-jacentes de son développement peut nous aider à l’utiliser de manière responsable et éthique. Alors que nous continuons à évoluer avec ces technologies, il est crucial de rester attentif à leur impact sur la société et l’humanité.

Quelle sera la suite de Codex Virtualis ?

Nous développons actuellement un livre de fiction spéculative dans lequel nous imaginons la planète dans les 20 à 40 prochaines années. The Book of Transmutations (TBOT) est un recueil de mythologies contemporaines qui prend la forme d’une pièce sculpturale à réalité mixte construite autour d’une fiction. Elle raconte la découverte d’un mystérieux ouvrage, 50 ans dans le futur, écrit par une civilisation avancée qui utilise des récits animistes rédigés à la première personne. Elle rapproche ainsi la société actuelle d’un savoir caché qui révèle des capacités symbiotiques spontanées inconnues ayant le potentiel de sauver la planète d’une catastrophe imminente.

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