Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les auteurices publié·es sur les pages de Fisheye reviennent sur les œuvres et les sujets qui les inspirent particulièrement. Aujourd’hui, c’est Adeline Rapon qui nous prend par la main et nous guide à travers les multiples allées de sa création – du documentaire à une photographie plus onirique en passant par l’autoportrait.
Si tu devais ne choisir qu’une seule de tes images, laquelle serait-ce ?
J’hésite fortement entre le portrait d’Audrey, réalisé avec l’association Amazones Paris en 2020 et le Monument au conteur de 2022. Dans ces deux images, il y a tout ce pourquoi je suis photographe : le plaisir à la fois de créer du beau, mais aussi et surtout de raconter quelque chose qui me tient à cœur.
La première photographie qui t’a marquée et pourquoi ?
Je n’ai pas le souvenir précis de la première qui m’ait particulièrement marquée, cependant mes parents prenaient énormément de photos familiales et plusieurs m’émeuvent particulièrement. C’est une leçon constante, que je continuerai à apprendre toute ma vie : une photographie marquante dépend énormément de ce qu’il s’y passe, et il faut parfois laisser faire le hasard et porter d’abord son attention sur l’émotion.
Un shooting rêvé ?
Il y a tellement de choses que je rêve de faire… Là tout de suite, peut-être réaliser une séance photo avec de nombreuses personnes queer et martiniquaises qui passent un moment doux, sur une plage ou à la rivière.
Un ou une artiste que tu admires par-dessus tout ?
J’essaie de ne pas idéaliser les artistes. Longtemps, j’ai été une fan inconditionnelle de Man Ray, mais en en apprenant davantage sur sa vie, sa démarche et ses relations vis-à-vis des femmes et personnes racisées, je ne peux plus voir son œuvre en peinture ! Aujourd’hui, je cite régulièrement Joshua Kissi pour ses couleurs, Kate Barry pour sa sensibilité, Omar Victor Diop pour sa faculté à raconter des histoires, Ana Mendieta pour sa liberté, ou Cindy Sherman pour le refus du sérieux.
Une émotion à illustrer ?
La plupart des gens qualifient à la fois mon travail et mon tempérament par le mot « douceur », et c’est par celle-ci que j’aime laisser s’exprimer les choses – la fierté, l’amour, mais aussi parfois la tristesse.
Un genre photographique, et celui ou celle qui le porte selon toi ?
Je m’intéresse de plus en plus à la photographie documentaire, à celle qui ne cherche pas nécessairement la beauté à tout prix pour raconter quelque chose. C’est en découvrant l’œuvre de Lee Miller et tout particulièrement ses reportages lors de la fin de la Seconde Guerre mondiale que j’ai compris l’importance de la diversification des regards. Aujourd’hui, c’est Motaz Azaiza et son travail à Gaza qui me semble avoir été extrêmement impactant dans le monde, d’autant plus qu’il s’agit là d’une auto-documentation, abolissant au passage le mythe du « héros » reporter.
Un territoire, imaginaire ou réel, à capturer ?
Bien que je ne souhaite pas la « capturer », c’est la Martinique que j’ai envie de documenter, d’archiver, de questionner. J’ai déjà commencé cela il y a plus d’un an, et je suis de retour afin d’avoir le temps de poser mes questions… et d’écouter pleinement les réponses.
Une thématique que tu aimes particulièrement aborder et voir aborder ?
J’aime montrer et voir ce qui est mis de côté, les choses cachées, ce qu’il y a derrière les portes. Les récits des marges. Par exemple, le travail de Marvin Bonheur qui va à la rencontre de celleux qui ont, comme lui, grandi dans les cités. Ou celui de Cédrine Scheidig, qui est partie photographier les jeunes motards de Fort-de-France (capitale de la Martinique, ndlr). Mon travail sur la série Lien·s, c’était aussi ceci : recueillir des histoires de la communauté queer de Martinique pour constituer une archive de son imaginaire.
Un événement photographique que tu n’oublieras jamais ?
J’en ai vécu plusieurs depuis plus d’un an. Ma série Lien·s m’a bouleversée ; photographier celle que j’aime et en faire mes plus belles images pour les perdre à jamais quelques jours plus tard ; le conteur sur l’ancienne statue qui se fait alpaguer par un passant (série Vie et mort, « Monument au conteur (Alin Légarès) », ndlr) ; l’artiste qui a fait preuve d’une bienveillance soulageante alors que je doutais de mes capacités… J’ai hâte d’accumuler d’autres de ces moments !
Une œuvre d’art qui t’inspire particulièrement ?
Je n’arrive jamais à me limiter à une seule inspiration, généralement parce que j’ai tendance à oublier les noms ou les références lorsque l’on me les demande. La plupart vivent cependant dans mon imaginaire et réapparaissent lorsque j’en ai besoin. Dernièrement, c’est la rétrospective de Sophie Calle au musée Picasso qui m’a inspirée. Faire de l’intime un récit direct, mais aussi cette façon particulière d’associer les mots, les pensées, les blagues, chercher les points de vue des autres, forcer la·e spectateur·rice à lire et à se mettre dans les chaussures de l’autre…