Elsa & Johanna présentent Lost and Found à Marseille

16 juillet 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Elsa & Johanna présentent Lost and Found à Marseille
© Elsa et Johanna
Portrait en noir en blanc de femme avec un pull de college américain
© Elsa et Johanna

Jusqu’au 27 septembre 2025, le Centre photographique Marseille accueille Lost and Found, la nouvelle exposition du duo Elsa & Johanna. Entre capsule temporelle et installation futuriste, cette rétrospective immersive revisite leurs séries emblématiques à travers une scénographie inédite. Nous sommes allé·es sur place pour vous faire découvrir cette expérience sensible et troublante.

Depuis plus de dix ans, Elsa & Johanna incarnent une nouvelle génération d’artistes de l’image qui brouillent les pistes du réel et de la fiction. Le duo – formé en 2014 par Elsa Parra et Johanna Benaïnous, qui se sont rencontrées lors de leurs études à New York – se met en scène dans des photographies troublantes, mimétiques de vies imaginaires, où les identités deviennent poreuses, échappent aux assignations. Chaque image est une scène arrêtée, un portrait de l’intime en suspens, capturé quelque part entre la photographie documentaire, la mise en scène théâtrale et le souvenir recomposé. Si leurs influences revendiquées convoquent l’autofiction et les pratiques performatives à la Cindy Sherman ou Pipilotti Rist, d’autres filiations s’imposent ici : Diane Arbus pour la polymorphie des portraits, Martin Parr pour l’ironie feutrée du quotidien, David Lynch pour la capacité à faire surgir l’inquiétante étrangeté au cœur des apparences banales. L’humour, parfois discret, mais bien présent, l’absurde, aussi, contaminent leurs tableaux, sans jamais verser dans le pastiche. Leur force réside précisément dans cette ambivalence : entre tendresse et tension, familiarité et extranéité.

En compagnie de la coordinatrice du CPM Camille Varlet, nous rentrons dans ce décor, construit pour l’occasion, qui n’est pas sans évoquer Twin Peaks, entre lourds rideaux en tissus, ambiances bureau des années 1970, velours et colonnes de néons. Dans ce contexte, le CPM n’est pas un simple écrin. Fondé par les Ateliers de l’Image, il est l’un des rares lieux en France exclusivement consacrés à la photographie contemporaine, avec une programmation qui mêle expositions, actions pédagogiques, éditions et festivals. Porté par une volonté d’accessibilité et de transmission, il s’adresse autant aux curieux·ses qu’aux passionné·es, tout en soutenant activement la création. Sa devise – Everyone is a photographer – résume bien son ambition : ouvrir les regards, sans hiérarchie ni intimidation. Avec Lost and Found, le CPM réussit le pari d’une exposition à la fois exigeante et accessible, qui touche autant à l’esthétique qu’à l’émotion. Elsa & Johanna y confirment leur capacité à faire vaciller nos certitudes et à convoquer nos souvenirs.

Coupes de champagne
© Elsa et Johanna
Portrait en noir et blanc sur un lit
© Elsa et Johanna

L’intime comme hallucination

Présentée jusqu’au 27 septembre au Centre photographique Marseille, Lost and Found propose une relecture élargie de l’œuvre d’Elsa & Johanna. Avec Erick Gudimard, directeur du CPM, les deux artistes ont imaginé l’aménagement de l’espace. Comme le suggère Camille Varlet, la scénographie a été pensée pour plonger le ou la visiteur·euse dans un espace-temps à la fois enveloppant et déroutant, entre capsule rétrofuturiste et couloir mental. Nous y entrons par une paroi taillée en demi-cercle, puis franchissons une forme circulaire, comme si nous parcourions un tunnel devenant de plus en plus absorbant à chaque pas. Une frise lumineuse ouvre l’exposition – même si le parcours reste libre –, clin d’œil évident à l’amour du duo pour le cinéma. Le paysage, très présent dans cette sélection d’images, semble dominer l’atmosphère générale, évoquant, dans sa composition rigoureuse et ses couleurs saturées, les prises de vue d’un Wes Anderson : tout y est trop parfait pour ne pas paraître étrange. Certaines images, notamment celles réalisées dans les champs de la Normandie, convoquent même l’ombre d’Hitchcock – comme si un film d’horreur pouvait se déployer en plein jour, dans un décor d’une normalité absolue. On y découvre des photographies issues de leurs séries les plus emblématiques, comme The Timeless Story of Moormerland, mais aussi des images plus récentes, issues de la série SEQUENCES, rarement montrées jusqu’ici.

Mais c’est sans doute l’ambiance générale du lieu qui frappe : les salles du Centre photographique Marseille, avec leur moquette sourde, leur carrelage pastel style années 1960, leurs épais rideaux et leur lumière tamisée évoquent le Silencio – le club-cinéma parisien conçu par David Lynch lui-même. Comme dans Twin Peaks, quelque chose affleure sous la surface : une tension, un déplacement. Chaque photographie devient alors une apparition, une hallucination douce dans un décor trop domestique pour être rassurant. Les intérieurs bourgeois, les poses affectées, les vêtements datés : l’ensemble semble familier, mais rien n’est tout à fait à sa place. Ce vernis esthétique ne cache pas longtemps la fissure. Car ce que Lost and Found met en scène, c’est peut-être la fin d’un rêve : celui du boom économique, d’un idéal bourgeois de confort et de stabilité, qui se serait fracassé sur les récifs du réel. Nous voilà plongé·es au cœur d’une dystopie capitaliste en sourdine, dans les ruines tapissées d’un bien-être occidental devenu façade. Une bourgeoisie sans gloire, qui a troqué ses ambitions contre des routines consuméristes, et tente d’emplir le vide par des objets, des gestes figés, des habtiudes, des silences. C’est sans doute cette fin de grandeur, cette dissonance entre décor et émotion, qui prend parfois le ou la spectateur·rice de panique à l’endroit où l’intime devient hallucination.

Femme dans un champ de maïs
© Elsa et Johanna
Deux femmes assises sur le bord d'une route
© Elsa et Johanna
Portrait d'une femme dans une lumière rose
© Elsa et Johanna
Photo d'une main
© Elsa et Johanna
À lire aussi
Elsa & Johanna : portrait intimiste de Moormerland
© Elsa&Johanna
Elsa & Johanna : portrait intimiste de Moormerland
Après le succès de leur exposition personnelle au Studio de la MEP l’an dernier, Elsa&Johanna sont de retour avec The Timeless Story…
12 août 2023   •  
Écrit par Costanza Spina
Elsa & Johanna : toutes les femmes de nos vies
Elsa & Johanna : toutes les femmes de nos vies
Avec Ce que vaut une femme, le duo Elsa & Johanna déploie vingt-quatre portraits féminins, comme autant d’heures qui composent une…
05 avril 2023   •  
Écrit par Milena III
Arles 2025 : à la Galerie Triangle, la jeunesse a le dernier mot
© Nicolas Serve
Arles 2025 : à la Galerie Triangle, la jeunesse a le dernier mot
À l’occasion des Rencontres de la photographie d’Arles 2025, la Galerie Triangle revient avec GÉNÉRATION, un événement dense et…
05 juillet 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Explorez
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
© Madeleine de Sinéty
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
L’exposition Madeleine de Sinéty. Une vie, présentée au Château de Tours jusqu'au 17 mai 2026, puis au Jeu de Paume du 12 juin au 27...
15 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
© Sarah van Rij
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
Jusqu’au 25 janvier 2026, Sarah van Rij investit le Studio de la Maison européenne de la photographie et présente Atlas of Echoes....
12 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
© Guénaëlle de Carbonnières
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
À la suite d’une résidence aux Arts décoratifs, Guénaëlle de Carbonnières a imaginé Dans le creux des images. Présentée jusqu’au...
11 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
© Bastien Bilheux
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
Bastien Bilheux et Thao-Ly, nos coups de cœur de la semaine, vous plongent dans deux récits différents qui ont en commun un aspect...
08 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 15 décembre 2025 : hommage, copines et cartes postales
© Ashley Bourne
Les images de la semaine du 15 décembre 2025 : hommage, copines et cartes postales
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, nous rendons hommage à Martin Parr, vous dévoilons des projets traversés par l’énergie d’une...
21 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Chad Unger, feu tranquille
© Chad Unger
Chad Unger, feu tranquille
Chad Unger est l’auteur de la série au titre étrange et poétique Fire Barked At Eternity – littéralement « le feu aboya à l’éternité »....
20 décembre 2025   •  
Écrit par Milena III
4 livres à offrir à Noël : partons en vadrouille
American Album © Eloïse Labarbe-Lafon
4 livres à offrir à Noël : partons en vadrouille
Noël approche. À cette occasion, la rédaction de Fisheye vous concocte des sélections de ses livres photo préférés, que vous...
19 décembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Sarah Bahbah : écran d’intimité
© Sarah Bahbah
Sarah Bahbah : écran d’intimité
Sarah Bahbah a imaginé Can I Come In?, un format immersif à la croisée du podcast, du film et du documentaire. Dans les six épisodes qui...
18 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet