Jusqu’au 27 septembre 2025, le Centre photographique Marseille accueille Lost and Found, la nouvelle exposition du duo Elsa & Johanna. Entre capsule temporelle et installation futuriste, cette rétrospective immersive revisite leurs séries emblématiques à travers une scénographie inédite. Nous sommes allé·es sur place pour vous faire découvrir cette expérience sensible et troublante.
Depuis plus de dix ans, Elsa & Johanna incarnent une nouvelle génération d’artistes de l’image qui brouillent les pistes du réel et de la fiction. Le duo – formé en 2014 par Elsa Parra et Johanna Benaïnous, qui se sont rencontrées lors de leurs études à New York – se met en scène dans des photographies troublantes, mimétiques de vies imaginaires, où les identités deviennent poreuses, échappent aux assignations. Chaque image est une scène arrêtée, un portrait de l’intime en suspens, capturé quelque part entre la photographie documentaire, la mise en scène théâtrale et le souvenir recomposé. Si leurs influences revendiquées convoquent l’autofiction et les pratiques performatives à la Cindy Sherman ou Pipilotti Rist, d’autres filiations s’imposent ici : Diane Arbus pour la polymorphie des portraits, Martin Parr pour l’ironie feutrée du quotidien, David Lynch pour la capacité à faire surgir l’inquiétante étrangeté au cœur des apparences banales. L’humour, parfois discret, mais bien présent, l’absurde, aussi, contaminent leurs tableaux, sans jamais verser dans le pastiche. Leur force réside précisément dans cette ambivalence : entre tendresse et tension, familiarité et extranéité.
En compagnie de la coordinatrice du CPM Camille Varlet, nous rentrons dans ce décor, construit pour l’occasion, qui n’est pas sans évoquer Twin Peaks, entre lourds rideaux en tissus, ambiances bureau des années 1970, velours et colonnes de néons. Dans ce contexte, le CPM n’est pas un simple écrin. Fondé par les Ateliers de l’Image, il est l’un des rares lieux en France exclusivement consacrés à la photographie contemporaine, avec une programmation qui mêle expositions, actions pédagogiques, éditions et festivals. Porté par une volonté d’accessibilité et de transmission, il s’adresse autant aux curieux·ses qu’aux passionné·es, tout en soutenant activement la création. Sa devise – Everyone is a photographer – résume bien son ambition : ouvrir les regards, sans hiérarchie ni intimidation. Avec Lost and Found, le CPM réussit le pari d’une exposition à la fois exigeante et accessible, qui touche autant à l’esthétique qu’à l’émotion. Elsa & Johanna y confirment leur capacité à faire vaciller nos certitudes et à convoquer nos souvenirs.
L’intime comme hallucination
Présentée jusqu’au 27 septembre au Centre photographique Marseille, Lost and Found propose une relecture élargie de l’œuvre d’Elsa & Johanna. Avec Erick Gudimard, directeur du CPM, les deux artistes ont imaginé l’aménagement de l’espace. Comme le suggère Camille Varlet, la scénographie a été pensée pour plonger le ou la visiteur·euse dans un espace-temps à la fois enveloppant et déroutant, entre capsule rétrofuturiste et couloir mental. Nous y entrons par une paroi taillée en demi-cercle, puis franchissons une forme circulaire, comme si nous parcourions un tunnel devenant de plus en plus absorbant à chaque pas. Une frise lumineuse ouvre l’exposition – même si le parcours reste libre –, clin d’œil évident à l’amour du duo pour le cinéma. Le paysage, très présent dans cette sélection d’images, semble dominer l’atmosphère générale, évoquant, dans sa composition rigoureuse et ses couleurs saturées, les prises de vue d’un Wes Anderson : tout y est trop parfait pour ne pas paraître étrange. Certaines images, notamment celles réalisées dans les champs de la Normandie, convoquent même l’ombre d’Hitchcock – comme si un film d’horreur pouvait se déployer en plein jour, dans un décor d’une normalité absolue. On y découvre des photographies issues de leurs séries les plus emblématiques, comme The Timeless Story of Moormerland, mais aussi des images plus récentes, issues de la série SEQUENCES, rarement montrées jusqu’ici.
Mais c’est sans doute l’ambiance générale du lieu qui frappe : les salles du Centre photographique Marseille, avec leur moquette sourde, leur carrelage pastel style années 1960, leurs épais rideaux et leur lumière tamisée évoquent le Silencio – le club-cinéma parisien conçu par David Lynch lui-même. Comme dans Twin Peaks, quelque chose affleure sous la surface : une tension, un déplacement. Chaque photographie devient alors une apparition, une hallucination douce dans un décor trop domestique pour être rassurant. Les intérieurs bourgeois, les poses affectées, les vêtements datés : l’ensemble semble familier, mais rien n’est tout à fait à sa place. Ce vernis esthétique ne cache pas longtemps la fissure. Car ce que Lost and Found met en scène, c’est peut-être la fin d’un rêve : celui du boom économique, d’un idéal bourgeois de confort et de stabilité, qui se serait fracassé sur les récifs du réel. Nous voilà plongé·es au cœur d’une dystopie capitaliste en sourdine, dans les ruines tapissées d’un bien-être occidental devenu façade. Une bourgeoisie sans gloire, qui a troqué ses ambitions contre des routines consuméristes, et tente d’emplir le vide par des objets, des gestes figés, des habtiudes, des silences. C’est sans doute cette fin de grandeur, cette dissonance entre décor et émotion, qui prend parfois le ou la spectateur·rice de panique à l’endroit où l’intime devient hallucination.