La Brûlure : Maude Girard capture le cri d’une terre enflammée

28 août 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
La Brûlure : Maude Girard capture le cri d’une terre enflammée
© Maude Girard

C’est un monde incandescent que présente Maude Girard, photographe-auteure et ancienne journaliste de 34 ans installée entre Annecy et Paris. Un territoire en flamme, où les nuances ont disparu, effacées par un orange aveuglant. Une ère « pyrocène », emportant les couleurs sur son passage pour n’épargner que la chaleur, le calciné. Portée par des questionnements écologiques et l’anxiété née des incendies se répandant aux quatre coins du monde, La Brûlure se vit comme un cri de rage – ou un chant de désespoir – face à la crise climatique inéluctable. Entretien.

Fisheye : Que représente la photographie pour toi ?

Maude Girard : La photographie joue un rôle de carnet de bord depuis longtemps pour moi. Elle m’aide à traverser les épreuves, à amplifier le beau et transmuter le douloureux. J’ai été initiée à la prise de vue et au développement argentique en noir et blanc dans une MJC quand j’avais 13 ans. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à photographier mes proches, les textures, les objets, la nature… Ensuite, je plongeais dans le fauteuil du bureau devant l’ordinateur. Je rajoutais couleurs et contrastes à l’excès en postproduction. J’avais l’impression de peindre mes images. C’était déjà une étape du processus qui était très satisfaisante pour moi. Car comme pour le développement, la postproduction est un moment suspendu où il y a de la magie dans l’air et où tout semble possible.

Quand as-tu réalisé que tu voulais en faire ton métier ?

Quand j’ai eu 16 ans, une de mes photos a été publiée avec sa légende dans la rubrique Photos des lecteurs du magazine Le Monde 2. Ça a été un premier déclic. J’ai compris que je voulais raconter des histoires, par les mots et l’image. À ce moment-là, le métier de journaliste s’est imposé à moi comme la voie où je n’aurais pas à choisir un seul médium. Je pense aussi que j’avais peur du mot « artiste » et de la caricature qu’on en fait, parfois. Pendant toute la durée de mes études, j’ai essayé de faire de la photographie rationnelle, compréhensible et factuelle. Et puis j’ai bifurqué. J’ai mis du temps à comprendre ce que je voulais dire et comment je voulais le dire, à revenir à ce qui avait été mon tout premier rapport à l’image : un mélange de ce qui est et de comment je le ressens.

Aujourd’hui, comment définis-tu ton approche ?

Mon approche aujourd’hui s’inscrit dans une recherche et un questionnement autour de la couleur. C’est un vecteur d’émotions et un langage à part entière. Je tente de me la réapproprier tout en interrogeant sa place dans nos vies, son pouvoir et ses limites. Pas uniquement comme un accessoire ornemental, mais aussi en tant qu’agent actif dans ma pratique et mon message. Je trouve d’ailleurs que la tension qui anime le débat « photographie argentique versus numérique », tout comme celui « photo noir et blanc versus photo couleur » ou encore « photographie et images IA », sont de formidables sources d’inspiration. La plasticité de la photographie m’intéresse beaucoup également. J’ai pu commencer à imaginer des scénographies. Parvenir à investir un espace, en composant avec les contraintes d’un lieu, a été une grande satisfaction, et c’est une réflexion que je souhaite poursuivre.

Que raconte ta série La Brûlure ?

Il s’agit d’une déambulation imaginaire d’une femme et d’un homme, dans le monde d’après « âge de feu », celui où il ne reste plus qu’une seule couleur. Elle est inspirée par la propagation d’incendies en France et dans le monde, favorisée par les épisodes de canicules et de sécheresse. D’après Stephen Pyne, historien de l’environnement et Joëlle Zask, philosophe, avec le réchauffement climatique, nous serions en train de créer l’ère du feu sur notre planète : le pyrocène.

Tu as débuté cette série il y a deux ans, en quoi résonne-t-elle pour toi, encore aujourd’hui ?

Au moment où j’ai commencé mes recherches sur ce sujet, en août 2021, la France avait connu les incendies dans le Var tandis que la Nasa enregistrait des taux record de départs de feu dans le monde. Mais je n’imaginais pas qu’un an plus tard, la France verrait 66 000 hectares ravagés par le feu ! De nouveau, cette année, une semaine après mon vernissage, New York était enveloppée d’une épaisse fumée orange, provoquée par les incendies qui détruisent les forêts canadiennes. Fin juillet, l’Algérie a également été en proie aux flammes provoquant 34 décès. En Grèce, 50 000 hectares ont été décimés. La Sicile aussi a été gravement touchée. Tout récemment, les incendies sur l’île de Maui ont fait 90 morts et ravagé une partie de l’île. Tout cela pendant que la mer méditerranée atteignait la température record de 28 degrés…

Donc, cette série résonne en effet encore beaucoup pour moi. Je dirais même que j’y suis encore plus sensible aujourd’hui que la réalité du réchauffement climatique et des mégafeux a dépassé la fiction. Finalement, sans le vouloir, en deux ans, mes images brûlées artificiellement par des pigments numériques sont passées de fictionnelles à illustratives. 

Peux-tu m’expliquer l’origine de ta fascination pour la colorimétrie ?

En 2020 et 2021, j’ai réalisé ma première série personnelle. Elle portait sur les injonctions transmises de mère en fille à travers un dialogue entre des objets ayant appartenu à ma grand-mère et ses mots. Ma Reine est une série en noir et blanc. Elle avait vocation à exorciser quelque chose de pesant et d’encombrant dans ma propre histoire, mais aussi dans notre société. Cette culture de la petite fille modèle, de la femme parfaite. Si elle ne contient que douze photos, elle m’a pris un temps fou et une énergie incroyable. J’ai vécu assez mal toute cette période. Avec le recul, c’était une sorte d’introspection radicale, de disparition de la couleur, qui plus est au début du COVID. Dès que je l’ai eu terminé, mon appétit pour les couleurs vives est devenu insatiable. Je voulais laisser exploser la robustesse de la couleur dans ma vie et donc dans ma photographie, sans passer par quatre chemins.

MaudeGirard
« La réalité du réchauffement climatique et des mégafeux a dépassé la fiction. Finalement, sans le vouloir, en deux ans, mes images brûlées artificiellement par des pigments numériques sont passées de fictionnelles à illustratives. »

Les tons orangés se sont donc imposés pour illustrer l’idée derrière La Brûlure

Oui, en parallèle, l’atmosphère dans laquelle le monde avait basculé, et notamment la saison des incendies m’a profondément marquée. La Brûlure est née dans ce sillage. L’orange ne s’est pas imposé immédiatement. Je suis passée par toutes les couleurs, de la plus chaude à la plus froide, comme si symboliquement je devais d’abord apaiser quelque chose. Au cours de mes recherches, j’ai appris l’existence d’une campagne lancée en 2018 par Pantone Institute pour United Way Canada, dans le but de mettre en lumière les problèmes de société et encourager les actions populaires. Pour cette campagne, ils avaient créé une nuance qu’ils ont appelée Unignorable orange – l’orange qu’on ne peut ignorer. Par ailleurs, comme toutes les couleurs, l’orange possède son histoire et ses anecdotes. Elle n’était pas nommée au Moyen Âge parce qu’elle s’obtenait le plus souvent grâce à un mélange de jaune et de rouge, ce qui était jugé impur. Je l’ai donc choisi comme base pour mon travail, avec comme objectif de « cramer » mes images en post-traitement, à l’image de la croûte d’une crème brûlée.

Tu dépeins un monde postapocalyptique, est-il représentatif de notre situation actuelle pour toi ?

La Brûlure est effectivement une déambulation dans un monde post-pyrocène. J’interroge à la fois la réalité du compte à rebours qui s’est enclenché et nous mène vers une transformation de notre planète, mais aussi la place de l’art visuel dans ce processus. Est-ce que nous sommes là pour alerter ? Illustrer ? Sublimer ? Condamner ? Je crois que notre rôle est un mélange de tout cela. Certain·es ont vu dans La Brûlure une forme de célébration du vivant, par la couleur et aussi par un feu symboliquement purificateur. Une sorte de remise à zéro. D’autres, une critique d’un intolérable statu quo quant à la préservation de ce même vivant face au réchauffement climatique. Je crois que ça dépend de la perception qu’on a de la nature et du rapport qu’on entretient avec elle. De mon côté, ce qui est montré et mis en lumière ne peut plus être ignoré. La Brûlure est incantatoire. J’aimerais que nous n’en arrivions jamais là. C’est un cri d’espoir contre un deuil que je ne veux pas avoir à faire.

Tu définis ton écriture comme une « fiction documentaire » ? La dimension narrative est-elle primordiale ? Qu’apporte-t-elle à ton travail ?

La dimension narrative me donne le pouvoir de m’échapper du réel. Je suis et serai fondamentalement toujours habitée par le journalisme. C’est ma formation initiale et ce qui a façonné ma vision du monde. Et c’est à travers ce prisme-là que j’ai entrepris mes premiers voyages et appris à déchiffrer « ce qui se passe ». Néanmoins, je me suis sentie parfois à l’étroit dans cette discipline quand venait le moment de retranscrire ce que je comprenais du monde, ce que je voulais en dire. L’autofiction documentaire est ma façon de repousser les murs du rationnel et de l’objectivité. De me donner de l’espace afin de pouvoir métaboliser les informations et les émotions sans distinction ni hiérarchie. J’aime le paradoxe de cet oxymore, car il présage d’une ambivalence : un pied dans le réel, un autre dans l’imaginaire.
Quant à l’autofiction, c’est aussi un clin d’œil à l’autrice Colette, personnage qui m’a beaucoup marquée et inspirée.

Quel·les sont les personnes, les artistes qui t’inspirent ?

J’ai eu la chance d’être initiée à l’art dès mon plus jeune âge par ma mère, peintre. Je passais beaucoup de temps avec elle dans son atelier où je la voyais se métamorphoser à travers l’acte de création. Indéniablement, c’est l’une de mes premières sources d’inspiration. Prismes électriques, de Sonia Delaunay, est la toute première œuvre qui m’a interpellée. Elle figurait dans un des livres de l’atelier, et je me souviens que j’avais même essayé de la reproduire avec des crayons de couleur. Depuis, je nourris une fascination pour l’art abstrait tout comme pour les ateliers d’artistes. Le travail de Mark Rothko ou de Simon Hantaï me transporte. J’ai aussi le plus grand respect pour l’abnégation de Fabienne Verdier, qu’elle retranscrit dans son livre Passagère du silence.
En photographie, la liste est très longue, mais si je devais n’en garder que deux, je dirais Cristina De Middel et Laia Abril pour la force de leurs images, leur choix engagé et la liberté qu’elles s’offrent dans la forme donnée à leur travail. L’une navigue avec élégance entre onirisme, sociologie et surréalisme. Quant à la deuxième, elle jongle à merveille entre investigations, approche plasticienne et documentaire. Et elles font toutes les deux des livres photos incroyables !

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