Impliqué dans la scène musicale expérimentale depuis de nombreuses années, aussi bien avec ses projets MOT et IDLER qu’avec ses travaux de collage, Paul Van Trigt est à l’origine de non moins de 165 pochettes d’albums – notamment pour des cassettes et des CD. Son œuvre défie et revigore, attirant l’œil avec une force brute et magnétique.
Un visage féminin paisible, immense, qui semble se mêler à la forêt et veiller sur elle, puis une hydre humaine à l’esthétique loufoque et inquiétante, des figures fantomatiques, dont les visages livides se déchirent sur un monochrome… Dans des tonalités et des styles très éclectiques, Paul Van Trigt superpose, réemploie et déconstruit sans complexes des images anciennes pour représenter la paranoïa, l’anxiété et la dépression, tout en repensant l’expérience humaine et notre relation avec nous-mêmes. Un travail qui manifeste presque un vandalisme revendiqué, mettant brutalement en évidence sa dimension matérielle. Installé dans la ville de Victoria, en Colombie-Britannique, au Canada, cet artiste aux techniques mixtes entretient son amour des genres punk et noise tant par le bricolage du son que celui de l’image. À l’exemple de ces territoires musicaux plutôt confidentiels, son travail est particulièrement incisif et hybride.
Jeune, avec ses ami·es, dans sa petite ville natale, Paul Van Trigt se laisse tenter par la pratique du collage, particulièrement attrayante par son accessibilité et sa dimension de dérision. Il puise alors sa matière dans de vieux magazines de mode et des National Geographic à partir desquels il réalise des œuvres en très grands formats. Plus globalement, il expérimente à ce moment-là le collage de matériaux divers trouvés çà et là, afin de construire des œuvres d’art. Jusqu’à ce que le collage sur papier devienne une obsession, au début de la trentaine. Aujourd’hui, anciens livres de médecine, de guerre, de plantes et d’insectes, d’architecture ou de géologie, ou encore magazines vintages pour adultes, chinés dans des friperies et des foires, composent l’essentiel de ses travaux. L’emploi de photocopieuses obsolètes lui permet de créer, à partir de ces images, des textures granuleuses propres à son art.
Artisan du bruit et des fragments
Fervent auditeur de musique expérimentale, lui-même à l’origine d’œuvres de style bruitiste et industriel depuis de nombreuses années, Paul Van Trigt a conçu un grand nombre de pochettes d’albums pour des groupes et des musicien·nes. Depuis qu’il a commencé à publier ses œuvres sur les réseaux sociaux il y a sept ans, il est régulièrement contacté par de petits labels de musique indépendante. « Ces scènes sont très bricolées, les artistes du son et les labels faisant souvent leur propre travail artistique ou collaborant avec d’autres artistes visuels underground, explique-t-il. Au sein de ces communautés, il y a une éthique du bricolage et du soutien, alors nous travaillons ensemble pour soutenir d’autres artistes qui essaient de faire connaître leur travail. »
Historiquement, si le principe de collage s’est d’abord exprimé dans les arts à travers les mouvements cubistes, dadaïstes ou surréalistes, la technique s’est illustrée au fil du temps dans la littérature, le cinéma et la musique. « Le collage a toujours été une forme d’art courante dans les espaces DIY et les scènes musicales expérimentales, comme le punk et la noise », déclare-t-il. L’artiste met ainsi en évidence la similarité des expérimentations musicales et visuelles qui exploitent des matériaux vintage ou obsolètes, et des sources trouvées. « Que j’emploie des magnétophones, des enregistrements de terrain, de vieux livres ou des photocopieurs des années 1980-1990, ma musique et mes images sont un assemblage de textures éteintes », explique-t-il.
Le trash en questions
« Jouer avec les textures masque le matériau source, qu’il s’agisse d’images ou de sons, poursuit-il. En perturbant les sources par la dégradation, la dimension grenue brouille les lignes entre les sources, les déformant et les fusionnant pour créer quelque chose de nouveau. C’est une façon de communiquer des thèmes à travers la lentille de la distorsion. » Manipuler le son comme l’image, pour finalement rejoindre une esthétique de l’altération et de la déformation, voire du trash, de la provocation et de la crudité, d’abord dans la forme, mais aussi au niveau des sujets abordés.
Grand admirateur de films d’horreur et d’exploitation, de littérature transgressive, « et de tout ce qui repousse les limites », Paul Van Trigt remet en perspective le questionnement sur ce qui est parfait et imparfait. Car s’il fragmente et déforme des éléments tirés d’imageries aussi contrastées et dissonantes, c’est essentiellement dans une entreprise de défier les normes sociales, sexuelles ou mêmes humaines. « Ce qui est en jeu dans mon œuvre, ce sont les attentes et les expériences sociétales qui nous sont imposées », nous éclaire-t-il. « J’aime jouer avec quelque chose de beau mais de troublant. En particulier lorsque je fais appel à l’imagerie médicale, qui est quelque chose qui nous rend sensible mais qui est aussi très difficile à regarder », poursuit-il.
Porté par des sujets conflictuels et des problématiques intimes et sociales, son travail est finalement un retour sur ce qui est perçu ou vécu comme trash. « Une étiquette que l’on associe souvent à l’underground ou aux rebuts de la société », rappelle-t-il. La distorsion de l’image, qui devient « belle et dure, effrayante mais familière », en ce sens, pousse ces idées encore plus loin. « Lorsqu’une chose est réalisée avec technique et précision pour être brute, pour être explosée ou méconnaissable, cela devient vraiment intéressant, de collecter et montrer la dégradation des normes sociales sous une forme qui peut être à la fois belle et grotesque », résume-t-il avec force et concision. Dans le sillage d’autres grands artistes colleur·ses lié·es aux musiques dites « extrêmes », comme Jesse Draxler ou Sven Harambašić – qui réalisent majoritairement des portraits en noir et blanc – , Paul Van Trigt s’inscrit ainsi dans un rapport chaotique et impulsif à la création, produisant une œuvre qui hante longtemps.