Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 

08 août 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 
© Charbel Alkhoury
© Charbel Alkhoury

Avec Not Here Not There, l’artiste visuel libanais Charbel Alkhoury propose un ouvrage bouleversant, à mi-chemin entre mémoire intime et récit collectif. Publiée par Middle East Archive, cette œuvre est une ode visuelle à l’exil, à la perte et à l’appartenance fragmentée. Entre lumière rouge et nuit noire, le photographe, désormais installé à Bruxelles, questionne ce que signifie appartenir à un lieu qu’on ne peut plus rejoindre.

Au fil des pages de Not Here Not There, les photographies deviennent le vecteur d’une mémoire fragmentée, d’une identité en suspension. Les images de Charbel Alkhoury, faites de textures, de couleurs vives et de silences assourdissants, sont traversées par une forme de hantise. Celle d’un lieu quitté, d’un passé non révolu, d’un avenir incertain. « J’explore les thèmes du déplacement, de la mémoire collective et des états émotionnels qui surgissent lorsque l’identité, le lieu et l’appartenance sont en pleine mutation », explique l’artiste. Ce projet prend alors la forme d’un rituel qui consiste à faire coexister la perte avec la beauté, l’absence avec le souvenir. En témoigne un des clichés pris depuis le balcon de sa cuisine à Beyrouth, pendant l’une des nombreuses coupures d’électricité de 2021. « Tout le quartier était plongé dans le noir… J’ai utilisé un obturateur lent et l’exposition a duré environ une minute, éclairé uniquement par la faible lumière rouge des lucarnes. » En résulte une image spectrale, presque irréelle, où la nuit devient matière et langage.

La publication de ce livre n’était pas dans les plans de l’artiste. C’est à la suite d’un partage inopiné sur Instagram que le projet a vu le jour. « Middle East Archive a partagé de manière inattendue certaines de mes photographies. Peu après, Romaisa Baddar, la fondatrice, m’a contacté pour me demander si je serais intéressé par une collaboration sous forme d’expo ou de livre… Sans hésiter, j’ai répondu “un livre” », se remémore Charbel Alkhoury. Mais derrière cette réponse spontanée se cache l’urgence de fixer sur papier ce qui menace de disparaître, de donner une forme à l’indicible. Exilé en Belgique depuis début 2025, où il a dû demander l’asile, Charbel Alkhoury ne peut plus retourner au Liban tant qu’il n’a pas obtenu la nationalité. Un processus fastidieux qui peut prendre au moins six ans. Not Here Not There devient alors un geste d’adieu et de résistance. « Ce livre est devenu une sorte d’offrande, une façon d’honorer la vie que j’ai laissée derrière moi, la ville et les rues qui m’ont façonné », confie le photographe. 

© Charbel Alkhoury
© Charbel Alkhoury
© Charbel Alkhoury
88 pages, Middle East Archive, 35 euros.

Liminalité, exil et résistance poétique

Plus qu’un simple livre d’images, Not Here Not There explore des zones de l’existence, des seuils invisibles, où passé et présent se chevauchent. « Je suis particulièrement attiré par la liminalité et l’hantologie : ces états intermédiaires où le passé persiste dans le présent et où l’absence devient une présence. La mythologie, les rituels et le pouvoir politique de la magie façonnent également ma pratique, offrant des outils de résistance, de guérison et de création de sens en période de rupture », précise Charbel Alkhoury. Le titre du livre en est d’ailleurs un écho direct, emprunté à son projet de master, mais aussi à un texte du poète palestinien Mahmoud Darwish. Il cristallise le sentiment d’appartenir à tous les lieux et à aucun en même temps. « Il l’a écrit après le décès de Said, universitaire et militant politique. Tous deux ont vécu une grande partie de leur vie en exil, déplacés par l’occupation de la Palestine », raconte le photographe qui est également cofondateur du collectif Tashattot, visant à mettre en avant et en relation les artistes de la région SWANA (Asie du Sud-Ouest et Afrique du Nord) installé·es en Europe.

À travers ces clichés, on perçoit une forme de résistance douce, mais tenace. Résistance au silence imposé, à l’oubli, à l’effacement. « Mes images traversent souvent des paysages façonnés par une violence lente, une paralysie politique et un effacement qui ne laissent pas toujours de cicatrices visibles, mais qui sont profondément ressentis au fil du temps », déclare-t-il. Charbel Alkhoury rejette les récits trop linéaires. Il privilégie le fragment, l’ellipse, les traces, comme autant d’actes de reconquête d’un territoire, de son territoire. Il poursuit : « Il y a une résistance à s’accrocher à ce qui a été effacé ou négligé, et une liberté à imaginer autrement en créant des langages visuels qui s’expriment à partir de l’entre-deux. » Dans ses choix esthétiques, la couleur devient un outil de résonance émotionnelle, presque instinctif. « Je l’utilise intuitivement pour évoquer des souvenirs, une atmosphère et une humeur. » Une manière pour lui de conjuguer l’intime et le politique, sans jamais figer ses propos. Avec Not Here Not There, Charbel Alkhoury ne documente pas seulement une réalité géopolitique ; il sculpte un espace émotionnel où se mêlent pertes, espoirs, ancrages invisibles et futurs possibles. Sa photographie est celle d’un entre-deux mouvant. Une lutte silencieuse pour préserver ce qui reste quand tout semble s’effondrer.

© Charbel Alkhoury
© Charbel Alkhoury
© Charbel Alkhoury
© Charbel Alkhoury
© Charbel Alkhoury
© Charbel Alkhoury
© Charbel Alkhoury
À lire aussi
Beyrouth ne meurt jamais, les contrastes du Liban en diptyques
© Yuksek
Beyrouth ne meurt jamais, les contrastes du Liban en diptyques
À l’occasion de la Biennale d’Aix-en-Provence, la Chapelle des Andrettes accueille, du 21 septembre au 12 octobre, Beyrouth ne…
06 août 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
« Liban », au cœur du conflit
« Liban », au cœur du conflit
Le photojournaliste Yan Morvan s’est rendu au Liban de 1982 à 1985, afin de documenter la guerre civile. Liban, un ouvrage de près de 500…
22 novembre 2018   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Explorez
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
© Madeleine de Sinéty
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
L’exposition Madeleine de Sinéty. Une vie, présentée au Château de Tours jusqu'au 17 mai 2026, puis au Jeu de Paume du 12 juin au 27...
15 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
© Sarah van Rij
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
Jusqu’au 25 janvier 2026, Sarah van Rij investit le Studio de la Maison européenne de la photographie et présente Atlas of Echoes....
12 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
© Guénaëlle de Carbonnières
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
À la suite d’une résidence aux Arts décoratifs, Guénaëlle de Carbonnières a imaginé Dans le creux des images. Présentée jusqu’au...
11 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
© Bastien Bilheux
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
Bastien Bilheux et Thao-Ly, nos coups de cœur de la semaine, vous plongent dans deux récits différents qui ont en commun un aspect...
08 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Le 7 à 9 de Chanel : Claire Denis et la fabrique du monde
Tracey Vessey, extrait du film Trouble Every day, film de Claire Denis, Paris, 2001 © Rezo Productions
Le 7 à 9 de Chanel : Claire Denis et la fabrique du monde
Pour ce nouveau 7 à 9 de Chanel au Jeu de Paume, la scénariste et réalisatrice Claire Denis était invitée à revenir sur ses racines, ses...
Il y a 3 heures   •  
Écrit par Ana Corderot
5 coups de cœur qui photographient la neige
© Loan Silvestre
5 coups de cœur qui photographient la neige
Tous les lundis, nous partageons les projets de deux photographes qui ont retenu notre attention dans nos coups de cœur. Cette semaine...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les images de la semaine du 15 décembre 2025 : hommage, copines et cartes postales
© Ashley Bourne
Les images de la semaine du 15 décembre 2025 : hommage, copines et cartes postales
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, nous rendons hommage à Martin Parr, vous dévoilons des projets traversés par l’énergie d’une...
21 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Chad Unger, feu tranquille
© Chad Unger
Chad Unger, feu tranquille
Chad Unger est l’auteur de la série au titre étrange et poétique Fire Barked At Eternity – littéralement « le feu aboya à l’éternité »....
20 décembre 2025   •  
Écrit par Milena III