L’industrie glamour de la mort racontée par Nikita Teryoshin

03 juin 2024   •  
Écrit par Milena III
L'industrie glamour de la mort racontée par Nikita Teryoshin
South Korean officer watching the air show © Nikita Teryoshin
Reception by French airbus helicopters © Nikita Teryoshin

Travail de photoreportage particulièrement nécessaire et marquant, Nothing Personal a connu une reconnaissance mondiale, avant d’être publié sous la forme d’un livre aux éditions GOST Books, paru en février dernier. De manière cynique, Nikita Teryoshin donne à voir la « banalité du mal » (un concept de Hannah Arendt) qui s’épanouit dans les hautes sphères militaires, financières et politiques.

En regardant les images effroyables de guerre diffusées chaque jour à la télévision, montrant parfois des armes de masse à la pointe de la modernité, vous êtes-vous déjà demandé où les belligérant·es se fournissent ? Aux quatre coins du monde, comme une vitrine commerciale, il existe de véritables boutiques de la guerre. Nikita Teryoshin, photoreporter, a sillonné les salons d’armement – fermés au grand public – , où trader·seuses, hommes et femmes politiques, officier·es se retrouvent pour mener à bien leurs intérêts géopolitiques et préparer leur défense – personnelle ou nationale. Une documentation sur le long cours, entre 2016 et 2020, qui dépeint les vêtements glamour et luxueux dont se pare l’industrie de l’armement aujourd’hui.

Vous avez peut-être déjà vu passer l’une des images cultes de ce photographe russe installé à Dortmund, en Allemagne – que nous avions rencontré pour évoquer un autre de ses sujets de prédilection, bien éloigné de celui-ci : les chats errants. Et pour cause, Nothing Personal a connu un succès planétaire, et a valu à son auteur de remporter le prix World Press Photo 2020, le PH Museum Grant 2019 ou le Miami Street Photo Festival first Price 2019, parmi bien d’autres. Pour pénétrer au milieu de ces salons ubuesques, le photographe a reçu une accréditation du magazine Wire. Les actions de guerre y sont mises en scène dans un environnement artificiel, et diffusées en direct sur un écran devant un public énorme, composé d’invité·es de haut rang – ministres, chef·fes d’État, généraux·les, commerçant·es.

Les photos qui composent cette véritable archive historique de notre époque contemporaine dans son immense brutalité ont été prises lors de 14 expositions de défense, arpentées par le photographe en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique du Nord et du Sud. Cette œuvre, en tant que document privilégié d’une réalité qui échappe à beaucoup, a largement servi à la recherche. Son travail au plus grand salon de la défense de Russie, en 2019, laissait ainsi entrevoir la folie qui allait suivre. « Les armes que j’y ai vues tuent probablement des gens aujourd’hui, déplore-t-il. Là-bas, iels vous montrent les armes et l’année suivante, les politicien·nes déclenchent des guerres à grande échelle. Même pour moi, ces guerres et ces foires aux armes étaient en quelque sorte séparées, parce qu’à la foire elle-même, vous n’avez pas accès à la “zone de guerre”. Et puis brusquement, on réalise et on se dit : “Waouh, c’est si simple, en réalité” », confie-t-il.

Saudi visitors watching the air show during the trade fair. IDEX Expo, Abu Dhabi, UAE, 2019 © Nikita Teryoshin
A Belarusian officer and a satellite dish fixed on a multimedia truck. MILEX Expo, Minsk, Belarus, 2017 © Nikita Teryoshin
Missile models Python, Derby and Spike ER © Nikita Teryoshin

Mise en cause d’une industrie

Le ton général froid, l’emploi du flash pour créer des images vivantes rappelle des scènes de crime. « Je viens de la photographie de rue, il était donc important pour moi que la photo soit prise sur le vif et qu’il n’y ait pas de mise en scène », explique Nikita Teryoshin. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les clichés saisissants qui composent Nothing Personal ont tout de spontané. Le photographe aurait pu capturer les visages de celleux qui parcourent ces salons ; pourtant, explique-t-il, l’anonymat s’est imposé comme une parfaite « métaphore de cette industrie qui est un peu anonyme, et qui ne veut pas avoir trop de publicité. » Il poursuit : « D’un autre côté, je pense que c’est une bonne chose, parce que je ne veux pas blâmer des personnes en particulier. C’est plutôt le système qui est en cause. »

Témoignage privilégié de ce qui se passe avant la guerre, ces salons donnent lieu à des simulations de vrais combats. « Les explosions sont factices, mais elles sont énormes et bruyantes. Si vous pensez aux conflits réels, c’est assez cynique d’une certaine manière. Je pense que c’est la banalité de la guerre », explique-t-il, avant de conter cette anecdote, vision obscène d’un monde cauchemardesque : « J’ai pris une photo à Abou Dabi où des émirats d’Arabie Saoudite mangent un énorme gâteau d’anniversaire, et derrière en arrière-plan, on voit une explosion, des avions de chasse, etc. J’ai fait des recherches et j’ai découvert que pendant ces mises en scène, une coalition de ces émirats se battait contre les Huttis et bombardait entre autres des écoles et des hôpitaux. Et en ce moment même, ils sont en train de manger ce gâteau de célébration de la guerre. Je me suis demandé comment cela pouvait être possible ! », s’exclame le photographe. Nikita Teryoshin capture ce spectacle démesuré, et donne à contempler le lieu où l’humanité s’est peut-être perdue pour la dernière fois avant de s’écraser définitivement.

© Nikita Teryoshin
A photo stand of the Indian army © Nikita Teryoshin

L’instinct primaire à échelle massive

Nikita Teryoshin a, en effet, voulu comprendre le fonctionnement d’un système à sa base, et a croisé sur sa route des horreurs que l’on peine à imaginer. Dans une série précédente, déjà – qui portait sur les salons de l’agriculture et l’élevage intensif des vaches, exploitées jusqu’à la moelle – le photographe portait une attention particulière à l’arrière-plan. À ce qui n’est généralement pas visible de tous·tes, mais encapsule pourtant tous les éléments du capitalisme global dans sa dimension la plus mortifère. En montrant que l’humanité entière vend des armes et des chars d’assaut, il montre cette fois l’ampleur d’un système en roue libre, qui commercialise la guerre.

La prolifération des écrans, qui retransmettent en direct les simulations de combat, dit encore une fois le règne de l’image. Une citation de Richard Gatling, l’inventeur de la mitrailleuse, qui a jeté les bases d’une nouvelles catégorie de machines, s’affiche sur l’une des pages de l’ouvrage : « Il m’est venu à l’esprit que si je pouvais imaginer une machine – une arme à feu – qui, par sa rapidité de tir, permettrait à un humain de faire autant de travail au combat que 100, cela rendrait superflue, dans une large mesure, la nécessité d’avoir des armées nombreuses et, par conséquent, l’exposition au combat et à la maladie serait grandement diminuée », peut-on lire. Malheureusement pour lui, sa motivation n’a pas permis de réduire le nombre de vies perdues sur les champs de bataille, ni de freiner le rythme des mises à mort, bien au contraire. La Gatling a même jeté les bases d’une nouvelle catégorie de machines : les armes automatiques. C’est celles-ci que nous voyons en vente ici à l’étalage, tuent en masse et sèment la terreur au quatre coins du globe. 

Nothing Personal se construit dans un contraste permanent entre sophistication du lieu et épanouissement d’instincts primaires, guidés par des mantras horrifiants tels que « See first, kill first ». Nikita Teryoshin montre la gourmandise et l’anormalité de nos nouveaux·lles rois et reines, affamé·es et assoiffé·es, qui entrent en symbiose avec la monstruosité des engins de guerre, des navires blindés ou des avions de chasse dernier cri. Nothing Personal les montre confinant au ridicule, dans une grande farce – une « foire » au sens premier de « foire de bestiaux » – , dans laquelle, cette fois-ci, les bestiaux sont les maître·sses.

A trader locks away two anti-tank grenades by Bulargian KINTEX. IDEX Expo, Abu Dhabi, UAE, 2019 © Nikita Teryoshin
Model of a Swedish Bofors 57 Mk3 naval gun. MSPO Expo, Kielce, Poland, 2016 © Nikita Teryoshin
After the presentation © Nikita Teryoshin
Waiting for a shuttle to the live demonstration site. Army Expo, Park Patriot, Alabino, Russia, 2019 © Nikita Teryoshin
Entering the back office of the Israeli Elbit Systems stand. In the foreground is a missile dummy of the air-to-ground Lizard bomb. SITDEF, Lima, Peru, 2019 © Nikita Teryoshin
Demonstration of a tactical throwable robot, a counter-terrorism device used to carry out reconnaissance operations. It can also deploy a flash bang grenade. MSPO Expo, Kielce, Poland, 2016 © Nikita Teryoshin
Reception for Airbus military helicopters. MSPO Expo, Kielce, Poland, 2016 © Nikita Teryoshin
Peruvian delegation at the stand of UkrOboronProm. The Oplot-M main battle tank was offered during the expo as a potential solution to replace the old Soviet T 55 MBT of the Peruvian Army. SITDEF, Lima, Peru, 2019 © Nikita Teryoshin
On the deck of a ferry while jet fighters, helicopters and cargo aircraft fly low. IDEX Expo, Abu Dhabi, UAE, 2019 © Nikita Teryoshin
Arms company CTA demonstrating their fire power © Nikita Teryoshin
GOST Books
Février 2024
210 x 285 mm
182 p., 100 images
55€
À lire aussi
Demain sera félin
Demain sera félin
Sujets insolites ou tendances, faites un break avec notre curiosité de la semaine. Après un premier volume rempli de babines mal léchées…
27 mai 2023   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Fisheye #63 : des combats et des résistances
© Thaddé Comar
Fisheye #63 : des combats et des résistances
Le dernier numéro de Fisheye est disponible dans les kiosques et sur le store, avec une thématique d’actualité : penser la guerre…
03 janvier 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Explorez
Les images de la semaine du 16.12.24 au 22.12.24 : une multitude de dialogues
© Rebecca Najdowski
Les images de la semaine du 16.12.24 au 22.12.24 : une multitude de dialogues
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages de Fisheye dévoilent une multitude de dialogues initiés par la photographie.
22 décembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
The Color of Money and Trees: portraits de l'Amérique désaxée
©Tony Dočekal. Chad on Skid Row
The Color of Money and Trees: portraits de l’Amérique désaxée
Livre magistral de Tony Dočekal, The Color of Money and Trees aborde les marginalités américaines. Entre le Minnesota et la Californie...
21 décembre 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
© Prune Phi
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
Du 7 février au 23 mars 2025, le Jeu de Paume accueille le festival Paysages mouvants, un temps de réflexion et de découverte dédié à la...
20 décembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
La BnF célèbre les prix photographiques !
© Karla Hiraldo Voleau, Série « Doble Moral », 2023 / La Bourse du Talent, 2024.
La BnF célèbre les prix photographiques !
À la Bibliothèque nationale de France, quatre grands prix photographiques se réunissent pour la 4e édition de l’exposition La...
17 décembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les coups de cœur #524 : Jan Makowski et Mathilde Cybulski
À nos balades écarlates © Mathilde Cybulski
Les coups de cœur #524 : Jan Makowski et Mathilde Cybulski
Jan Makowski et Mathilde Cybulski, nos coups de cœur de la semaine, nous emmènent sur le chemin des émotions. Tandis que le premier...
Il y a 4 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Les images de la semaine du 16.12.24 au 22.12.24 : une multitude de dialogues
© Rebecca Najdowski
Les images de la semaine du 16.12.24 au 22.12.24 : une multitude de dialogues
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages de Fisheye dévoilent une multitude de dialogues initiés par la photographie.
22 décembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
The Color of Money and Trees: portraits de l'Amérique désaxée
©Tony Dočekal. Chad on Skid Row
The Color of Money and Trees: portraits de l’Amérique désaxée
Livre magistral de Tony Dočekal, The Color of Money and Trees aborde les marginalités américaines. Entre le Minnesota et la Californie...
21 décembre 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
© Prune Phi
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
Du 7 février au 23 mars 2025, le Jeu de Paume accueille le festival Paysages mouvants, un temps de réflexion et de découverte dédié à la...
20 décembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina