Travail de photoreportage particulièrement nécessaire et marquant, Nothing Personal a connu une reconnaissance mondiale, avant d’être publié sous la forme d’un livre aux éditions GOST Books, paru en février dernier. De manière cynique, Nikita Teryoshin donne à voir la « banalité du mal » (un concept de Hannah Arendt) qui s’épanouit dans les hautes sphères militaires, financières et politiques.
En regardant les images effroyables de guerre diffusées chaque jour à la télévision, montrant parfois des armes de masse à la pointe de la modernité, vous êtes-vous déjà demandé où les belligérant·es se fournissent ? Aux quatre coins du monde, comme une vitrine commerciale, il existe de véritables boutiques de la guerre. Nikita Teryoshin, photoreporter, a sillonné les salons d’armement – fermés au grand public – , où trader·seuses, hommes et femmes politiques, officier·es se retrouvent pour mener à bien leurs intérêts géopolitiques et préparer leur défense – personnelle ou nationale. Une documentation sur le long cours, entre 2016 et 2020, qui dépeint les vêtements glamour et luxueux dont se pare l’industrie de l’armement aujourd’hui.
Vous avez peut-être déjà vu passer l’une des images cultes de ce photographe russe installé à Dortmund, en Allemagne – que nous avions rencontré pour évoquer un autre de ses sujets de prédilection, bien éloigné de celui-ci : les chats errants. Et pour cause, Nothing Personal a connu un succès planétaire, et a valu à son auteur de remporter le prix World Press Photo 2020, le PH Museum Grant 2019 ou le Miami Street Photo Festival first Price 2019, parmi bien d’autres. Pour pénétrer au milieu de ces salons ubuesques, le photographe a reçu une accréditation du magazine Wire. Les actions de guerre y sont mises en scène dans un environnement artificiel, et diffusées en direct sur un écran devant un public énorme, composé d’invité·es de haut rang – ministres, chef·fes d’État, généraux·les, commerçant·es.
Les photos qui composent cette véritable archive historique de notre époque contemporaine dans son immense brutalité ont été prises lors de 14 expositions de défense, arpentées par le photographe en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique du Nord et du Sud. Cette œuvre, en tant que document privilégié d’une réalité qui échappe à beaucoup, a largement servi à la recherche. Son travail au plus grand salon de la défense de Russie, en 2019, laissait ainsi entrevoir la folie qui allait suivre. « Les armes que j’y ai vues tuent probablement des gens aujourd’hui, déplore-t-il. Là-bas, iels vous montrent les armes et l’année suivante, les politicien·nes déclenchent des guerres à grande échelle. Même pour moi, ces guerres et ces foires aux armes étaient en quelque sorte séparées, parce qu’à la foire elle-même, vous n’avez pas accès à la “zone de guerre”. Et puis brusquement, on réalise et on se dit : “Waouh, c’est si simple, en réalité” », confie-t-il.
Mise en cause d’une industrie
Le ton général froid, l’emploi du flash pour créer des images vivantes rappelle des scènes de crime. « Je viens de la photographie de rue, il était donc important pour moi que la photo soit prise sur le vif et qu’il n’y ait pas de mise en scène », explique Nikita Teryoshin. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les clichés saisissants qui composent Nothing Personal ont tout de spontané. Le photographe aurait pu capturer les visages de celleux qui parcourent ces salons ; pourtant, explique-t-il, l’anonymat s’est imposé comme une parfaite « métaphore de cette industrie qui est un peu anonyme, et qui ne veut pas avoir trop de publicité. » Il poursuit : « D’un autre côté, je pense que c’est une bonne chose, parce que je ne veux pas blâmer des personnes en particulier. C’est plutôt le système qui est en cause. »
Témoignage privilégié de ce qui se passe avant la guerre, ces salons donnent lieu à des simulations de vrais combats. « Les explosions sont factices, mais elles sont énormes et bruyantes. Si vous pensez aux conflits réels, c’est assez cynique d’une certaine manière. Je pense que c’est la banalité de la guerre », explique-t-il, avant de conter cette anecdote, vision obscène d’un monde cauchemardesque : « J’ai pris une photo à Abou Dabi où des émirats d’Arabie Saoudite mangent un énorme gâteau d’anniversaire, et derrière en arrière-plan, on voit une explosion, des avions de chasse, etc. J’ai fait des recherches et j’ai découvert que pendant ces mises en scène, une coalition de ces émirats se battait contre les Huttis et bombardait entre autres des écoles et des hôpitaux. Et en ce moment même, ils sont en train de manger ce gâteau de célébration de la guerre. Je me suis demandé comment cela pouvait être possible ! », s’exclame le photographe. Nikita Teryoshin capture ce spectacle démesuré, et donne à contempler le lieu où l’humanité s’est peut-être perdue pour la dernière fois avant de s’écraser définitivement.
L’instinct primaire à échelle massive
Nikita Teryoshin a, en effet, voulu comprendre le fonctionnement d’un système à sa base, et a croisé sur sa route des horreurs que l’on peine à imaginer. Dans une série précédente, déjà – qui portait sur les salons de l’agriculture et l’élevage intensif des vaches, exploitées jusqu’à la moelle – le photographe portait une attention particulière à l’arrière-plan. À ce qui n’est généralement pas visible de tous·tes, mais encapsule pourtant tous les éléments du capitalisme global dans sa dimension la plus mortifère. En montrant que l’humanité entière vend des armes et des chars d’assaut, il montre cette fois l’ampleur d’un système en roue libre, qui commercialise la guerre.
La prolifération des écrans, qui retransmettent en direct les simulations de combat, dit encore une fois le règne de l’image. Une citation de Richard Gatling, l’inventeur de la mitrailleuse, qui a jeté les bases d’une nouvelles catégorie de machines, s’affiche sur l’une des pages de l’ouvrage : « Il m’est venu à l’esprit que si je pouvais imaginer une machine – une arme à feu – qui, par sa rapidité de tir, permettrait à un humain de faire autant de travail au combat que 100, cela rendrait superflue, dans une large mesure, la nécessité d’avoir des armées nombreuses et, par conséquent, l’exposition au combat et à la maladie serait grandement diminuée », peut-on lire. Malheureusement pour lui, sa motivation n’a pas permis de réduire le nombre de vies perdues sur les champs de bataille, ni de freiner le rythme des mises à mort, bien au contraire. La Gatling a même jeté les bases d’une nouvelle catégorie de machines : les armes automatiques. C’est celles-ci que nous voyons en vente ici à l’étalage, tuent en masse et sèment la terreur au quatre coins du globe.
Nothing Personal se construit dans un contraste permanent entre sophistication du lieu et épanouissement d’instincts primaires, guidés par des mantras horrifiants tels que « See first, kill first ». Nikita Teryoshin montre la gourmandise et l’anormalité de nos nouveaux·lles rois et reines, affamé·es et assoiffé·es, qui entrent en symbiose avec la monstruosité des engins de guerre, des navires blindés ou des avions de chasse dernier cri. Nothing Personal les montre confinant au ridicule, dans une grande farce – une « foire » au sens premier de « foire de bestiaux » – , dans laquelle, cette fois-ci, les bestiaux sont les maître·sses.
Février 2024
210 x 285 mm
182 p., 100 images
55€