Projet au long cours, Looking at My Brother déroule un récit intime faisant éclater la chronologie. Une lettre d’amour visuelle de Julian Slagman à ses frères, qu’il regarde grandir et dont il ne cesse de capturer l’évolution.
« En allemand, il existe un mot qui désigne le fait de comprendre le monde qui nous entoure en le touchant : Begreifen – il signifie saisir tout ce qui n’est pas soi. » Saisir, non pas pour donner du sens à des notions abstraites, mais plutôt pour se comprendre. Saisir les corps, les toucher du regard, les ancrer dans un environnement, une histoire, un souvenir – dans une réalité partagée. C’est ainsi que Julian Slagman capture ses petits frères. Avec un rapport aux sens visible, comme une invitation à s’approcher, à effleurer, par-delà les pages d’un livre. Dans Looking at My Brother, il compose un album familial à la chronologie déconstruite, où les visages d’enfants côtoient les expressions adolescentes, la maturité en évolution.
Diplômé de l’Académie des arts de Hambourg et de l’École de design et d’artisanat de Göteborg, l’artiste a développé très jeune un intérêt pour le médium photographique. « En étudiant les images de mes grands-parents, photographes, j’ai commencé à percevoir la relation entre amour et vue. Toustes deux se photographient l’un·e l’autre, leurs boîtiers devenus des membres de la famille. Me retrouvant moi-même dans ces clichés, j’ai réalisé qu’iels conditionnaient ma lecture du 8e art comme un acte physique d’amour », explique-t-il. Lorsque sa mère se remarie, après son divorce, Julian Slagman passe d’enfant unique à aîné d’une fratrie. Un changement qu’il parvient à accepter grâce à son appareil photo. « Ce dernier m’a appris à être un frère, reconnaît-il. Je l’ai utilisé pour définir et questionner ma relation à eux, mes émotions, mes attentes et mon émerveillement. En me plongeant dans ces premières photos, aujourd’hui, je vois trois enfants qui grandissent, à la fois en tant qu’individus et membres d’une même famille. »
Une archive de nos propres instants
Ainsi, pendant dix ans, Julian tourne son objectif vers Mats et Jonah, dans une valse savamment menée, un témoignage d’une confiance tacite, d’un amour intact. Alors que le temps passe, l’appareil photo s’oublie, s’efface au profit de la complicité, tandis que les frères apprennent à ignorer l’implication de sa présence. Jouant avec la temporalité, l’artiste imagine des sauts à travers les époques, croise les réunions heureuses, les bonheurs simples comme les représentations – plus brutes – des cicatrices dans le dos de Mats, séquelles d’une chirurgie de la scoliose. Alternant couleurs et monochromes, flashs et lumières naturelles, gros plans et scènes en pleine nature, Looking at my brother nous désoriente et déconstruit nos attentes pour mieux recomposer un récit dont Julian Slagman se revendique l’auteur. Un récit convoquant la matérialité – dans l’omniprésence des corps, de la peau nue, des blessures qui mettent du temps à guérir. Un clin d’œil à une manière enfantine de découvrir le monde. « Lorsqu’on est jeune, on voit avec nos mains. On croise nos bras sous un pyjama pour en éprouver l’élasticité. La photographie est d’ailleurs, elle aussi, manuelle : ce sont mes mains qui maintiennent l’appareil, mon index qui appuie sur l’obturateur. D’une certaine manière, je me familiarise avec les choses grâce à la photo. Une cicatrice, par exemple, est une manifestation concrète d’un événement passé qui se poursuit dans le présent. Elle partage quelque chose avec le 8e art : sa capacité à témoigner de l’expérience humaine », explique-t-il.
Se clôturant par un texte rédigé par une amie du photographe, l’ouvrage propose une immersion dans l’histoire d’une famille – une histoire universelle aux fragments singuliers. Nous rappelant à nos souvenirs, nos habitudes d’enfance, les mots et les images s’inscrivent dans un imaginaire collectif qui nous happe, ravivent une mémoire oubliée comme pour nous pousser à recomposer, grâce à l’évocation pure, une archive de nos propres instants. Car, avec brio, Julian Slagman parvient à faire coïncider intimité extrême et étrange familiarité. Une faculté sans doute acquise dès ses premières ébauches, alors qu’enfant, il découvrait le médium par le regard de ses grands-parents. « La connexion intime qu’ils ont trouvée grâce à la photographie est peut-être ce qui m’a poussé à regarder mes frères de la même manière », conclut-il.
120 pages
38 €