Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les auteurices publié·es sur les pages de Fisheye reviennent sur les œuvres et les sujets qui les inspirent particulièrement. Aujourd’hui, à l’occasion de son exposition L’Inquiétude aux Rencontres d’Arles 2024, Nanténé Traoré revient aux obsessions et aux visions qui ont marqué son univers, aux narrations puissantes, et tourné vers l’autre.
Si tu devais ne choisir qu’une seule de tes images, laquelle serait-ce ?
C’est une question vraiment complexe, car je n’imagine jamais mes clichés comme séparés les uns des autres. Quand je pense une image, je l’imagine toujours en train de dialoguer avec une autre, soit dans un espace d’exposition fictif, soit au sein d’une série potentielle. Toutes les photographies que je réalise vont au minimum par deux, idéalement par trois, en raison du mouvement que cela permet sur un mur ou sur une page. Et puis, venant de l’univers du collage, je trouve plus intéressant de les mettre en relation plutôt que de les penser comme des œuvres individuelles. J’ai le sentiment que le travail de l’image est toujours un exercice de dialogue, de mise en relation, car cette discussion inter-images, précisément, permet de leur donner un contexte et une profondeur. Je vais donc tricher un peu, et choisir l’un de mes premiers collages argentiques pour répondre à cette question, même si cette œuvre est très différente de ce que je produis aujourd’hui.
La première photographie qui t’a marqué et pourquoi ?
Mon père est photographe, il y avait donc nécessairement un très grand nombre d’images à la maison dans mon enfance. Dans les livres, bien sûr, mais aussi quelques-uns de ses tirages accrochés sur les murs. Je me souviens de ce cliché en particulier, un portrait d’Audrey Marnay pour le magazine Visionnaire, qui était dans l’escalier qui menait à la chambre de mes parents. À chaque fois que je passais devant, je m’arrêtais pour la regarder. Je crois que je n’en ai jamais eu peur, alors qu’elle est assez effrayante. J’étais complètement fasciné. Peut-être à cause de la couronne de chardons, ou des lentilles noires, ou simplement ce cadre ovale qui rappelle un peu les camées du début de siècle. Dans tous les cas, je la trouvais magnifique. Aujourd’hui encore, les images de mon père se retrouvent dans les miennes, alors même que nos univers sont très différents. J’espère avoir gardé de lui cette espèce d’obsession pour la précision – dans le cadrage, la lumière, mais aussi dans ce que l’on réussit à faire dire à une image, aussi simple soit-elle.
Un shooting rêvé ?
Étienne Daho, sans hésiter. Ses albums m’ont énormément accompagné et ont inspiré mes images. Je me suis toujours dit qu’il faudrait un jour que je le prenne en photo ! Je crois d’ailleurs que j’ai un peu imaginé Notre-Dame des fleurs, ma série avec des garçons et leurs bouquets assortis, pour pouvoir lui proposer de poser pour moi… Je suis certain que cela se fera un jour, simplement pour un projet de commande, ou une opportunité née d’un hasard. En tout cas, je crois qu’à ce stade, ce n’est pas vraiment un rêve, c’est un objectif !
Un ou une artiste que tu admires par-dessus tout ?
Je suis très respectueux du travail de Dolorès Marat, qui a été l’une de mes premières rencontres esthétiques avec une photographie qui n’était pas purement documentaire ou reliée au monde de la mode. Je ne savais pas exactement si je regardais de la photo ou de la peinture, et cela a réellement débloqué quelque chose de très important dans mon travail. Ses images sont très libres, très précises dans ce qu’elles racontent. Je pense que c’est peut-être son œuvre que j’ai le plus en tête lorsque je dois positionner le mien dans une sorte de mouvement ou d’esthétique de l’image, même si nous avons des manières de photographier extrêmement différentes. C’est sans doute vers ce type de photographies que j’essaye de tendre aujourd’hui.
Une émotion à illustrer ?
Tout ce que l’on n’arrive pas à définir, justement. Donc, pas nécessairement une émotion précise, mais un nœud d’émotions contradictoires, quelque chose de latent ou de trop enfoui pour être saisi. Ma dernière série s’appelle L’inquiétude : c’est peut-être l’émotion que je ressens le plus quand je photographie, mais aussi dans ma vie de tous les jours. Mais l’inquiétude dont il s’agit là tient autant à l’étrangeté du monde et à cette envie d’en rendre compte en faisant des images, qu’au fait d’être constamment dans une absence de repos – une véritable in-quiétude. Et en conséquence, d’aller chercher ce qui se cache en dessous des choses que je peux voir ou que je peux ressentir. Je réfléchis beaucoup à la limite des images, à jusqu’où l’on peut dépouiller une image et créer malgré tout de l’émotion à l’intérieur de celle-ci. Après avoir beaucoup représenté, des personnes notamment, j’ai envie de penser l’absence, car je crois que l’on peut aller beaucoup plus loin émotionnellement lorsque l’on photographie à côté des sujets humains – en particulier quand on s’intéresse davantage à leurs traces qu’à leur corps à proprement parler.
Un genre photographique, et celui ou celle qui le porte selon toi ?
J’adore les images où la photo est un des composants d’un plus grand ensemble plastique. Lorsqu’elle reste un outil parmi d’autres. Je crois que l’on pourrait dire la « photographie plasticienne », mais j’ai l’impression que ça ne veut pas dire grand-chose. Mais si je reste dans cette idée de la photographie assemblée à d’autres médiums, je pense tout de suite au travail de Pierre et Gilles. Leur œuvre m’accompagne depuis tout petit, car mes parents l’adoraient eux aussi. Leur processus de travail, à mi-chemin entre la performance, le décor de cinéma, la photo et la peinture est absolument passionnant, autant à regarder qu’a analyser. J’ai l’impression que personne ne fait ce qu’ils font, même aujourd’hui. Ils ont vraiment redéfini quelque chose dans l’histoire de la photographie et de l’art contemporain. Je n’ai pas encore osé une exploration aussi marquée de la culture camp (un style propre aux cultures gays masculines et queer, ndlr), que j’adore par ailleurs, mais je pense que je peux retrouver leur influence dans ce type d’images, par exemple.
Un territoire, imaginaire ou réel, à capturer ?
Une partie de ma famille maternelle est originaire de San Marino, en Italie, et je me dis depuis quelques temps qu’il serait bien d’y réaliser un sujet, mais je ne sais pas encore exactement ce que j’ai envie d’en dire. À part l’Italie, comme j’ai envie de me rapprocher de territoires plus isolés, je pense parfois à partir en Islande, mais peut-être aussi au Pays Dogon (une région du Mali, ndlr), près de la concession de ma famille paternelle. J’ai des envies de voyage qui ne sont pas très bien formulées, en partie aussi parce que j’aimerais éviter de partir pour partir, et reproduire ainsi une forme de tourisme de l’image que je trouve assez regrettable – autant politiquement que plastiquement. En réalité, les photos que je préfère faire sont souvent celles que je prends juste à côté de chez moi, ou quand je passe voir un de mes meilleurs copains qui vit au Havre.
Une thématique que tu aimes particulièrement aborder ou voir aborder ?
Étrangement, j’ai un attrait pour la photographie de foule, de groupe, et en particulier de groupes sociaux avec une approche faussement documentaire. Comme ce que peut développer par exemple la photographe Lauren Greenfield, que je préfère mille fois à Martin Parr, à qui on la compare régulièrement. Son projet Girl Culture, dont le livre avait été publié en 2022, avait énormément influencé mon premier projet semi-documentaire intitulé Que serais-je devenue sans moi, qui était une tentative de réaliser un état des lieux de ce qu’être une adolescente aujourd’hui voulait dire. J’avais trouvé dans les photos de Lauren Greenfield beaucoup d’empathie pour ses sujets, et elle était parvenue à dresser un portrait plutôt glaçant de la jeunesse américaine des années 2000, sans jamais tomber dans une image moralisante ou empreinte de préjugés. Je crois que c’est parce qu’elle s’implique beaucoup dans la relation avec ses modèles, parce qu’elle leur parle et qu’elle les fait parler. Un peu comme une autre photographe que je respecte énormément, Alessandra Sanguinetti, dont l’immense travail Les Aventures de Guille et Belinda ne cesse de m’inspirer et de me surprendre par sa justesse.
Une exposition que tu n’oublieras jamais ?
Je suis assez mal à l’aise dans la foule, je dois donc avouer que je ne suis pas très bon élève en ce qui concerne les événements ! Je fais très peu de foires ou de festivals. Peut-être que la dernière bonne surprise que je peux partager était la rétrospective du travail de Peter Hujar au Jeu de Paume à Paris, il y a quelques années, qui m’avait profondément touché. Ce photographe a lui aussi été une très grande inspiration lorsque j’ai commencé le portrait, et voir ses tirages hors des livres photo m’avait complètement bouleversé. J’étais resté des heures à observer les poses de ses sujets, et son cadre surtout, reconnaissable entre mille. Mais à dire vrai, je suis bien plus souvent amené à me déplacer pour aller voir de la peinture que de la photographie, dont l’accrochage m’ennuie souvent.
Une œuvre d’art qui t’inspire particulièrement ?
Pour une raison qui m’est entièrement inconnue, je reviens toujours au Cyclope d’Odilon Redon, qui est une œuvre que j’ai découvert très tôt et qui m’accompagne toujours aujourd’hui. Je ne sais pas si on peut parler d’inspiration, car mis à part avec cette photo (image à droite ci-dessous, ndlr), qui est une référence directe, c’est plutôt une histoire d’attachement à certaines œuvres, que j’aime contempler sans forcément vouloir les inclure dans mon travail photographique. Plus récemment j’avais été assez troublé par Le chevalier aux fleurs, peinte par Georges Rochegrosse en 1894, que j’avais trouvé extrêmement moderne, très décalée par rapport aux mouvements picturaux de son époque. J’avais regretté de l’avoir découverte seulement après Notre-Dame des fleurs, car il y avait beaucoup d’idées intéressantes qui auraient sans doute pu m’inspirer pour cette série.