Enjeux sociétaux, troubles politiques, crise environnementale, représentation du genre… Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. À travers des prismes différents, des angles et des pratiques variés, toutes et tous se font les témoins d’une contemporanéité en constante évolution. Parmi les sujets abordés sur les pages de notre site comme dans celles de notre magazine se trouve la dystopie. Par l’intermédiaire de portraits ou de paysages aux nuances souvent sombres et parfois illuminés par quelques touches néon, des artistes ont cherché à dépeindre un monde de fiction peu reluisant. Aujourd’hui, lumière sur Luca Marianaccio, Anaïs Ondet, Matthieu Gafsou et Marilyn Mugot.
Il va sans dire que la récurrence de certains thèmes, très spécifiques, permet d’esquisser les tendances d’une époque. L’un d’eux, retrouvé à de nombreuses reprises sur les pages numériques et papiers de Fisheye, est la dystopie. Dans la littérature comme dans le cinéma ou bien évidemment la photographie, ce genre qui irrigue bien des champs artistiques s’attache à ériger un monde de fiction au sein duquel la société subit les dérives d’un régime devenu autoritaire. Parfois, il s’agit même d’un projet tout d’abord utopique, mais dont l’issue défavorable a tourné au véritable cauchemar. Luca Marianaccio, Anaïs Ondet, Matthieu Gafsou et Marilyn Mugot font partie des artistes qui, dans leurs séries, ont eu recours au récit d’anticipation sociale pour illustrer un futur que chacune et chacun imaginent marqué par l’obscurité. Malgré un sujet d’intérêt commun, leurs œuvres se distinguent pourtant en quelques points et donnent à voir la pluralité dont peut faire preuve un tel motif.
Des airs presque post-apocalyptiques
Parmi les thématiques dont nous observons le plus d’occurrences figurent sans surprise les conséquences des dérèglements climatiques et celles du développement des technologies et autres intelligences artificielles. Dans Vivants, Matthieu Gafsou s’intéresse au devenir de l’environnement. Oscillant entre le réalisme et l’allégorie, ses images témoignent de la transformation de sa relation au monde. « Depuis des années, on entend parler du réchauffement climatique, mais récemment, les choses se sont accélérées. On observe une accumulation d’évènements », soulignait-il à juste titre. Anaïs Ondet, qui signe Sans Soleil, est tout aussi consciente de ces changements. « Au commencement, il m’était difficile de poser des mots et un sujet dessus. Au bout de trois, quatre ans de travail, je peux dire que [cette série] évoque, entre autres, l’éco-anxiété, mais également la peur des technologies », nous expliquait-elle. À l’image, les portraits font face à des paysages tout aussi désolés.
Cette crainte de l’évolution rapide des technologies se trouve également au cœur de 404 Not Found de Luca Marianaccio, qui a voulu raconter l’histoire d’une ville d’un temps à venir. « En antidatant mon point de vue à notre époque actuelle, j’invite à considérer le futur comme le présent de quelqu’un. De cette façon, notre aujourd’hui devenait aussi le demain de celles et ceux qui ne sont plus à nos côtés », indiquait-il. Ici, les portraits se font rares pour donner à voir des infrastructures et des objets technologiques ainsi que des territoires lunaires. Marilyn Mugot trace, quant à elle, les contours d’une ville aux airs post-apocalyptiques, empreinte de solitude moderne et inspirée de la Chine. « S’il s’agit d’un pays en pleine mutation, économique comme culturelle, je ne recherchais pas les lieux touristiques, mais plutôt la perte de repères qui me faisait ressentir cette notion de “fin des temps” », précisait-elle.
Contrastes entre noirceur et lueurs
Au niveau de la forme, les approches des photographes se recoupent autant qu’elles se distinguent. Si Anaïs Ondet et Luca Marianaccio privilégient les teintes obscures, où les noirs intenses annihilent tout contexte spatio-temporel, le second joue également avec les gris, renvoyant tantôt à des négatifs traduisant la vision de machines, tantôt à des fêlures symbolisant la rupture. « Souvent, ce qui apparaît dans mes images est le résultat d’un travail de soustraction par rapport à un macrocosme de départ. C’est un effacement continu. […] Peut-être plus qu’un langage minimaliste, le mien peut être défini comme un processus de renonciation du réel que j’essaye de poursuivre dans toutes mes recherches, et pas seulement dans 404 Not Found », révélait-il. De manière paradoxale, pour concevoir ses clichés, Anaïs Ondet a d’ailleurs eu besoin de lumière. « Les portraits sont réalisés au néon. Quelques réflecteurs complètent l’éclairage. Cela crée une ambiance sombre et profonde », assurait-elle.
Ces lueurs fluorescentes ponctuent également les compositions de Matthieu Gafsou qui, dans l’ensemble, mise davantage sur les contrastes entre séquences fuligineuses et paysages aux nuances pastel. « J’ai appelé ce projet Vivants, car je trouve plus intéressant de me focaliser sur cette dimension plutôt que sur le négatif uniquement. S’il est vrai que c’est un projet très sombre, relativement pessimiste, je voulais qu’il y ait des éclats de beauté », commentait-il dans un épisode de Focus. Ce constat s’applique aussi bien à l’univers cyberpunk de Marilyn Mugot. Les scènes nocturnes sont nimbées de teintes fuchsia, mauves ou turquoise, qui égayent presque la réalité dépeinte. « L’éclairage aux néons peut être retrouvé dans des films comme Blade Runner, Total Recall ou dans les fictions de Philip K. Dick », énumère-t-elle.
Rassembler celles et ceux qui s’inquiètent
Qu’importe les projets, une constante demeure : la solitude. Éprouvée à titre individuel et pourtant partagée par beaucoup, elle se distille dans chacune de ces séries. « Ces longues marches dans la nuit m’ont fait vivre des émotions intenses : mélancolie, nostalgie, solitude ou encore spleen baudelairien… », se souvenait ainsi Marilyn Mugot. « L’intime ? C’était la forme qui me convenait le mieux. Je voulais partir d’une émotion propre, de l’intérieur, sans la traiter avec distance, pour parler de ce qu’il se passe à l’extérieur », confiait Anaïs Ondet. Partir de soi comme passer par la fiction permet, finalement, d’introduire un raisonnement inductif, plus susceptible de toucher et d’interroger, peut-être, celui ou celle qui se plonge dans ces images.
« L’émergence et la progression de la société hyper-technologique – effrayante, aujourd’hui, à bien des égards pour des scénarios qui seront peut-être les nôtres d’ici peu – font naître des doutes sur ce que pourrait devenir notre quotidien. Nous devons faire face à la solitude. Je crois fermement que se confronter à son for intérieur est essentiel pour se sentir en harmonie avec ses propres actions », observait Luca Marianaccio, comme pour résumer la situation. Plus qu’un besoin d’interpeler, d’ouvrir le débat dans les arènes publiques, ces projets parviennent, en creux, à rassembler celles et ceux qui s’inquiètent, voire à les rassurer. Cela explique sans doute pourquoi les dystopies séduisent toujours autant, et ce, quel que soit leur support, malgré les aspects sombres qui les caractérisent.