Voyage introspectif viscéral, Zones Grises fige une période de transition dans l’existence de sa créatrice, Vanda Spengler. Une œuvre brute croisant beauté et violence pour interroger notre rapport au corps, à l’intimité et au temps.
Un monde sans couleur, où les corps s’enlacent, s’embrassent, se tordent. Où les chiens aboient et les flocons tombent, comme des poussières de souvenirs, sur le sol. Un monde où l’amour, le deuil, l’inconnu et le passé fusionnent pour composer une mélodie mélancolique qui ne semble jamais s’estomper… Bienvenue dans l’univers de Vanda Spengler. « Je suis née au sein d’une famille fantasque et amoureuse des mots, très à l’aise avec le corps et avide de transgression comme de liberté. Après un bac décroché par hasard, j’ai travaillé dans des théâtres pour être indépendante, chanté dans des groupes avec mes amoureux. J’ai su très tôt que l’image serait mon médium de prédilection. Passionné de cinéma, c’est à travers ce prisme que j’ai découvert la photographie. J’ai réalisé beaucoup d’autoportraits, par facilité. Puis, le besoin de capter les autres dans ce qu’iels ont de plus brut et déséquilibré s’est imposé à moi », raconte-t-elle.
Plonger dans les créations de l’artiste, c’est s’immerger dans quelque chose de viscéral. Une pulsion instinctive, qui provient des entrailles, qui résonne en écho dans la nuit noire. Une approche « primitive, inspirée de films qui [l’]ont touchée, de thématiques cathartiques et pulsionnelles ». Loin de vouloir « faire du beau » ou de s’oublier dans la technique, Vanda Spengler s’intéresse au contraire à susciter – ou à retranscrire – l’émotion la plus sincère. À rester honnête quoiqu’il advienne, malgré les failles, les défauts, la tristesse et les hésitations.
Les névroses et leurs intransigeances
C’est en 2022 que naît Zones Grises. « J’étais alors en grosse crise de la quarantaine, en remise en question de partout », se souvient la photographe. Pour tenter de donner du sens à ce tumulte existentiel, elle se plonge alors dans ses images et entame un voyage introspectif aux frontières de sa propre intimité. « La série raconte des miettes de moi, des fragments dispersés. Des rencontres qui s’entrecroisent puis s’éteignent. J’ai tenté de donner vie à mes peurs enfouies, mes démons tenaces, mes blessures mal cicatrisées, mes fantômes ancrés », confie-t-elle. De la douceur d’une étreinte fugace dans les salles obscures d’un cinéma aux replis d’une peau ridée que l’on tord. Des yeux clos d’un enfant perdu en plein songe, à ceux fermés pour l’éternité d’un animal étendu sur le sol, Vanda Spengler fait de son projet un espace où les nuances se multiplient et se teintent d’une profonde nostalgie. Dans un monochrome cru, où les flashs semblent crier, défigurer, maltraiter, elle marque cette période de transition au fer blanc.
Un geste courageux qui lui semble emblématique d’une écriture photographique féminine : « j’ai l’impression que la plupart de mes consœurs sortent leurs tripes dans leurs images et mettent beaucoup d’intimité dans leur approche. Nous sommes nombreuses à commencer par l’autoportrait pour nous réapproprier une vision si souvent altérée (…) Zones Grises pousse un peu plus le curseur du dépouillement, peut-être. Elle m’a permis de bouger quelques lignes, d’accepter mes névroses et leurs intransigeances », affirme-t-elle. Et, dans l’obscurité qui l’entoure, elle révèle des apparitions subites. Belles ou monstrueuses, celles-ci nous guident à travers les ténèbres, révèlent les doutes et les peurs, les désirs et les manques. Elles illuminent les rapprochements charnels et les montées d’adrénaline, les lambeaux des silhouettes qui deviennent des ruines, abimées par le temps et celles, soudain si fragiles, des cadavres d’insectes laissés à l’abandon. Elles soulignent le froid de l’extérieur, quand l’absence nous fait perdre la direction de notre foyer, et la chaleur d’un sourire enfantin à l’insouciance contagieuse. Pétrie de nuances et d’explorations variées, Zones Grises se lit comme un hommage à l’existence, dans toute sa complexité. « La dégradation de toutes choses est une thématique essentielle pour moi. Il faut se rappeler que chaque jour nous rapproche de la mort mais qu’on peut s’accrocher aux quelques jolies branches de vies et de partages qui s’offrent à nous malgré tout », conclut l’autrice.