Jusqu’au 12 mai prochain, le Jeu de Paume accueille deux expositions qui, bien que distincts par les époques et les médiums employés, portent en elles une promesse d’émancipation. Par la photographie et le récit filmique, Tina Modotti et Bertille Bak interrogent notre vision du « vivre-ensemble », berceau de la révolution des opprimé·es.
Particulièrement politique, la rentrée du Jeu de Paume est annoncée par « deux expositions qui entretiennent des correspondances, malgré des sensibilités extrêmement différentes », déclare son directeur Quentin Bajac. Si un siècle les sépare, Tina Modotti et Bertille Bak se retrouvent néanmoins dans une résistance commune aux systèmes capitalistes qui prévalent à leur époque. L’une, photographe, était militante au Parti communiste mexicain et soulignait l’exploitation par le travail grâce à la propagande, tandis que l’autre, vidéaste et artiste plasticienne française contemporaine, la démontre par l’absurde. De toute évidence, ces grandes personnalités entretiennent une relation particulière aux minorités et à la marge. Elles ont en commun d’échapper au misérabilisme sans estomper la réalité de la violence, et surtout, d’impulser une force de vie semblable.
Un véritable « œil de la révolution »
« si Tina Modotti n’a jamais été oubliée au Mexique, où elle demeure une figure symbolique de la révolution, aux États-Unis par exemple, elle fut évidemment oubliée en tant que militante communiste. Ce n’est que dans les années 1970 qu’elle commence à y être redécouverte. » Isabel Tejeda Martín, commissaire de l’exposition consacrée à la photographe d’origine italienne, pointe d’entrée de jeu l’effacement dont a fait l’objet son œuvre dans le paysage artistique qui a suivi la mort de l’artiste. Tina Modotti fait pourtant partie d’une génération de femmes qui a apporté une contribution majeure à la photographie des années 1920, et a exercé une grande influence sur la photographie mexicaine ultérieure – de Manuel Álvarez Bravo à Graciela Iturbide. Introduite au 8e art par le photographe Edward Weston avec qui elle migre au Mexique – et qui lui enseignera la perfection formelle –, elle développe par la suite un regard totalement différent de celui de son maître : « incarné », sensible, et proche de son sujet.
Tina Modotti a été la témoin de nombreux bouleversements de son époque, de l’apparition des femmes dans l’espace public à la guerre civile d’Espagne, des mouvements agraires postrévolutionnaires au Mexique aux migrations des Européen·nes vers l’Amérique. Née en Italie, ayant grandi en Autriche et aux États-Unis, son arrivée au Mexique est marquée par une véritable explosion politique (après la révolution des années 1910), et une profonde renaissance artistique et culturelle. Dans ce contexte, au début des années 1920, Tina Modotti constitue une figure dans le pays et y transforme le paysage de la photographie – une première, à une époque où les femmes sont gommées de l’histoire de l’art et où le médium peine à s’y faire une place. Elle devient « l’œil de la révolution » mexicaine, ainsi que s’intitule l’exposition rétrospective en cours au Jeu de Paume.
Une œuvre combattive
Tina Modotti mettait un point d’honneur à ce que l’on ne la qualifie pas comme une « artiste » mais comme une « photographe », en accord avec ses idéaux prolétaires. En tant que femme immigrée issue d’un milieu modeste, elle est alors particulièrement sensible aux injustices sociales. Afin d’y sensibiliser, elle cherche tout au long de sa carrière à trouver un langage visuel accessible, sans pour autant trahir ses principes esthétiques. Elle trouve dans les missions de propagande qui lui sont confiées une manière de partager une vision du monde dans laquelle les opprimé·es et les marginaux·les seraient enfin réuni·es dans une lutte commune. En témoignent, notamment, certaines prises de vue, du haut d’un immeuble, de manifestations paysannes où chacun·e porte un sombrero. En ce sens, L’œil de la révolution offre une perspective privilégiée pour observer cette époque.
Au fil de l’exposition, on découvre les images de prolétaires qu’elle prend alors sur le vif, travaillant la terre ou simplement actif·ve dans leur environnement – sortant de l’église, ou transportant des objets sur la tête. « Tina Modotti réalise des allégories à partir de symboles de la révolution : la faucille, le marteau ou la guitare – car la musique va jouer un rôle très important dans ce mouvement », explique Isabel Tejeda Martín. En plus du travail et de la lutte, l’artiste aborde les thématiques chères au Parti communiste que sont l’instruction publique ou la pauvreté des enfants de Mexico, en prenant soin, le plus souvent, de préférer les situations réelles à la pose de ses modèles devant l’objectif. Le Jeu de Paume fait la part belle aux revues dans lesquelles l’artiste a publié son travail, en tant que moyen essentiel de diffusion de celui-ci à travers le monde – du Mexique aux États-Unis, à l’URSS et à l’Allemagne. De toutes ces pièces exposées émane un regard spontané et vivant, qui témoigne de ce passé mexicain, et donne à constater l’effervescence du mouvement communiste dans la population.
Son engagement ne s’arrête cependant pas là : elle milite au point d’être expulsée du Mexique en 1930 pour complot et participation à un attentat contre le président de la République. Après un séjour peu satisfaisant à Berlin, elle part pour l’URSS, où son activité en tant que membre du Secours rouge international (SRI) prend le dessus sur son travail photographique. Il faut voir là la raison principale pour laquelle l’on ne trouve plus trace de clichés de Tina Modotti après cette époque. Vient, enfin, le temps où le SRI l’envoie en Espagne durant la guerre civile – où elle se dédie à l’évacuation des enfants des zones de guerre. Profondément aux prises avec les enjeux de son temps, en lutte corps et âme pour une justice sociale et politique, Tina Modotti aura laissé derrière elle des images solaires et pleines de vie. Sa vie passionnante et son œuvre foisonnante sont à découvrir sans plus attendre, et jusqu’au 12 mai prochain, au Jeu de Paume.