Les photographes de Fisheye ne cessent de raconter les préoccupations de notre époque. Parmi les motifs qui reviennent fréquemment se trouvent les fleurs qui, de manière poétique, portent en elles divers récits. En ce premier jour du printemps, nous mettons en lumière Étienne Francey, Jana Sojka et Anaïs Tondeur, trois artistes qui ont fait de ces végétaux l’une de leurs muses de prédilection.
En art, les fleurs ont eu tôt fait de s’imposer comme un lieu commun sinon un motif récurrent. Porteuses d’une multitude de significations, elles disposent même de leur propre langage. Un certain nombre de photographes a puisé dans cette palette poétique dont l’évocation suffit à éveiller les sens. À la vue des couleurs et des formes de ces végétaux, le souffle d’une brise les effleurant et emportant leur parfum sur son passage nous vient volontiers à l’esprit. Parfois, nous imaginons aisément le goût frais ou sucré de certains d’entre eux. Sur les tirages, ils deviennent le support de différents discours. Étienne Francey, qui est actuellement exposé à la Fisheye Gallery parisienne, les envisage comme une muse singulière qui participe à l’élaboration d’une esthétique picturale et abstraite. Jana Sojka leur confère une dimension mémorielle tandis qu’Anaïs Tondeur signe un herbier qui témoigne des liens qui nous unissent à la nature.
Une variété d’émotions
Ce 20 mars signe le retour d’un printemps timide. Parmi les éléments qui le caractérisent se trouvent les fleurs. Dans ses compositions, Étienne Francey les sublime à la manière d’un poète. Devant son objectif, la nature n’a de cesse de se renouveler. Elle incarne un terrain d’expérimentations sans pareil. Tour à tour, les végétaux fragiles se métamorphosent dans un mouvement inattendu. Leurs contours s’étirent, se nimbent de flou, scintillent. Les nuances sont éclatantes et invitent à la contemplation. « Les fleurs sont les zones de couleurs qui me permettent de créer des taches, des traits sur mes photos. C’est donc mon salut dans une nature très (et trop) verte », nous expliquait-il récemment, à l’occasion de son exposition Florescence, à découvrir jusqu’au 5 avril prochain. Élaboré à partir de multiples outils et techniques, l’ensemble se révèle pictural. « Ce qui m’inspire dans l’impressionnisme, c’est la transformation du réel, le fait de ne pas chercher à reproduire la réalité », ajoutait-il. De fait, ses tirages s’éprouvent. Ils possèdent un aspect méditatif et invitent à la projection. La flore devient dès lors le vecteur d’une large variété d’émotions.
La mémoire du végétal
Les fleurs peuplent les collages de Jana Sojka. Qu’il s’agisse de roses, de pensées, de pétunias ou de lys, tous apparaissent dans la nuit bleue. Souvent, des mains solitaires cherchent à les cueillir. Parfois, ils émettent même un rayon lumineux. Ils sont recouverts de peinture. Ils ondulent sur un rythme que nous ignorons. « Chaque image floue représente un morceau de mon identité fragmentée. Les bords doux reflètent les couches de l’existence déplacée, où le familier devient inconnu et l’étranger intime », nous assurait l’artiste. Ainsi, les fleurs ponctuent subtilement cette mosaïque végétale qui symbolise autant la renaissance que l’éphémère. Elles donnent une autre lecture aux œuvres. « La mémoire façonne la manière dont je capture tout, appuyait-elle. Il est toujours question du passage du temps, du fait que tout est temporaire, de ce sentiment troublant de n’être ni ici ni là. »
Les fleurs portent effectivement en elle une mémoire, nous confirme l’étonnant herbier d’Anaïs Tondeur, photographe qui se plaît à entremêler sa pratique du 8e art à une approche scientifique. Dans Fleurs de feux, le témoignage des cendres, elle cristallise les « interdépendances profondes qui relient nos existences humaines à la trame du vivant ». Son sujet d’étude gravite autour des végétaux qui parviennent à pousser dans les sols extrêmes de l’anthropocène. Par essence, ceux-ci s’avèrent contaminés par la pollution ambiante. Pour saisir leurs contours, elle les dépose, sans les couper, sur une surface photosensible. « Associés à une exposition à une intense source de lumière, le césium-137 et le strontium-90, qui innervent le corps de la plante, participent à l’émergence du végétal sur la plaque photographique. Ainsi, ces rayogrammes sont eux-mêmes radioactifs, nous a-t-elle expliqué il y a quelques mois. Ils forment ce que le philosophe Michael Marder [aux côtés de qui elle travaille depuis 2015, ndlr] décrit comme les “traces tangibles du désastre invisible”. » À travers cette démarche transversale, elle sonde le passé afin de mettre en exergue ce qui échappe à un monde maîtrisé. L’objectif consiste alors à « ouvrir des trajectoires vers une écologie non punitive : vers une écologie joyeuse », promet-elle. Si certains stéréotypes réduisent les fleurs à de simples éléments ornementaux, ici, les artistes démontrent finalement leur pouvoir évocateur et leur faculté à signifier des changements, quels qu’ils soient.